Justice

Dans son arrêt de chambre , rendu ce jour dans l’affaire Pişkin c. Turquie (requête no 33399/18), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : Violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable)de la Convention européenne des droits de l’homme, et Violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).

L’affaire concerne le licenciement de M. Pişkin au motif qu’il avait des liens avec une organisation terroriste, à la suite de la déclaration de l’état d’urgence en Turquie après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, ainsi que le contrôle juridictionnel subséquent de cette mesure.
M. Pişkin se plaignait que ni la procédure relative à son licenciement ni la procédure juridictionnelle subséquente n’avaient respecté les garanties d’équité du procès. Il se plaignait aussi d’avoir été étiqueté en tant que « terroriste » et « traître ».
La Cour relève que le décret-loi no 667 non seulement autorisait la révocation des fonctionnaires, mais aussi astreignait les institutions publiques telles que l’employeur de M. Pişkin à révoquer lesemployés de la fonction publique selon une procédure simplifiée. Le processus décisionnel préalable ayant abouti à la résiliation du contrat de travail n’exigeait pas la moindre procédure contradictoire et aucune garantie procédurale spécifique n’était prévue dans le décret-loi. Il suffisait donc que
l’employeur considérât que l’employé appartenait, était affilié ou était lié aux structures illégales définies dans ledit décret-loi sans même fournir une motivation sommaire et individualisée.
En ce qui concerne le droit à un procès équitable, la Cour estime que la question cruciale était celle de savoir si l’impossibilité pour M. Pişkin de prendre connaissance des motifs ayant conduit son employeur à résilier son contrat de travail était suffisamment contrebalancée par un contrôle
juridictionnel effectif de la décision son employeur. La Cour juge à cet égard que les juridictions internes n’ont pas procédé à un examen approfondi et sérieux des moyens de M. Pişkin, qu’elles n’ont pas fondé leur raisonnement sur les éléments de preuve présentés par celui-ci et qu’elles n’ont pas valablement motivé le rejet de ses contestations. Ces défaillances ont donc placé M. Pişkin dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. Alors que d’un point de vue théorique, les juridictions nationales disposaient de la pleine juridiction pour statuer sur le litige opposant M. Pişkin et l’administration, elles ont renoncé à la compétence leur permettant d’examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont elles étaient saisies, comme l’exige pourtant l’article 6 § 1 de la Convention. Enfin, elle considère que le manquement aux exigences d’une procédure équitable ne saurait être justifié par la dérogation de la Turquie (article 15 de la Convention, dérogation en cas d’état d’urgence).
En ce qui concerne le respect au droit à la vie privée, la Cour juge que le licenciement de M. Pişkin a eu de graves conséquences négatives sur son « cercle intime », sur la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, ou sur sa réputation. Notamment, selon M. Pişkin, il est sans emploi depuis la résiliation de son contrat et les employeurs n’osent pas lui proposer un emploi en raison du fait que son licenciement était fondé sur le décret-loi no 667.
Par conséquent, la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin a eu des répercussions négatives lourdes sur sa vie
privée et a atteint le niveau de gravité nécessaire pour que l’article 8 trouve à s’appliquer. Pour la Cour, même lorsque des considérations liées à la sécurité nationale entrent en ligne de compte, les principes de légalité et d’état de droit applicables dans une société démocratique exigent que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne puisse être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de l’ingérence en question et les preuves pertinentes.
Or, en l’occurrence, les juridictions nationales ont failli à déterminer quelles raisons concrètes avaient justifié la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin. Le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure n’a donc pas été adéquat et M. Pişkin n’a pas joui du degré minimal de protection contre l’arbitraire voulu par l’article 8 de la Convention.
En outre, la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence.
Principaux faits
Le requérant, Hamit Pişkin, est un ressortissant turc né en 1982. Il réside à Bingöl (Turquie). M. Pişkin travaillait depuis décembre 2010 en qualité d’expert à l’agence de développement d’Ankara (Ankara Kalkınma Ajansı)
personne de droit public ayant pour mission de coordonner les activités régionales des organismes publics et privés. Son contrat de travail, à durée indéterminée, était régi par le code du travail (loi n° 4857) et son statut juridique était soumis aux règles de droit privé.
Le 26 juillet 2020, soit quelques jours après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, le comité directeur de l’agence d’Ankara se réunit afin d’évaluer la situation de ses employés. Le jour même, il décida de résilier les contrats de travail de six personnes, dont M. Pişkin, en application du décret-loi n° 667, estimant que les intéressés appartenaient à des structures menaçant la sécurité nationale ou en raison de leurs rapports d’affiliation, liens ou relations avec de telles structures.
Le 14 août 2016, M. Pişkin introduisit un recours devant le tribunal du travail d’Ankara pour demander l’annulation de la décision de résiliation de son contrat de travail. Il invoqua, entre autres, que son licenciement n’était pas fondé sur un motif valable, qu’il était abusif et entaché de nullité. Il réclama en outre des indemnités de licenciement.
Le 25 octobre 2016, le tribunal du travail débouta M. Pişkin. Ce dernier fit appel, puis se pourvut en cassation, sans succès. En dernier lieu, il introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle qui déclara ses griefs irrecevables le 10 mai 2018. Le 5 septembre 2018, le parquet général d’Ankara rendit une ordonnance de non-lieu à l’égard de M. Pişkin, estimant qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves justifiant les soupçons requis pour
intenter une procédure pénale à son encontre.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant les volets civil et pénal de l’article 6 (droit à un procès équitable), M. Pişkin estimait que ni la procédure de licenciement, ni la procédure judiciaire subséquente n’avaient respecté les garanties d’équité du procès. M. Pişkin se plaignait aussi d’avoir été licencié au motif qu’il avait des liens avec une organisation terroriste et d’avoir été étiqueté en tant que « terroriste » et « traître ». La Cour décide d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).
sans emploi depuis la résiliation de son contrat et les employeurs n’osent pas lui proposer un emploi
en raison du fait que son licenciement était fondé sur le décret-loi no 667. Par conséquent, la
résiliation du contrat de travail de M. Pişkin a eu des répercussions négatives lourdes sur sa vie
privée et a atteint le niveau de gravité nécessaire pour que l’article 8 trouve à s’appliquer.
Pour la Cour, même lorsque des considérations liées à la sécurité nationale entrent en ligne de
compte, les principes de légalité et d’état de droit applicables dans une société démocratique
exigent que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne puisse être soumise à
une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les
motifs de l’ingérence en question et les preuves pertinentes.
Or, en l’occurrence, les juridictions nationales ont failli à déterminer quelles raisons concrètes
avaient justifié la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin. Le contrôle juridictionnel de
l’application de la mesure n’a donc pas été adéquat et M. Pişkin n’a pas joui du degré minimal de
protection contre l’arbitraire voulu par l’article 8 de la Convention. En outre, la mesure litigieuse ne
peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances
particulières de l’état d’urgence.
Principaux faits
Le requérant, Hamit Pişkin, est un ressortissant turc né en 1982. Il réside à Bingöl (Turquie).
M. Pişkin travaillait depuis décembre 2010 en qualité d’expert à l’agence de développement
d’Ankara (Ankara Kalkınma Ajansı)personne de droit public ayant pour mission de coordonner les
activités régionales des organismes publics et privés. Son contrat de travail, à durée indéterminée,
était régi par le code du travail (loi n° 4857) et son statut juridique était soumis aux règles de droit
privé.
Le 26 juillet 2020, soit quelques jours après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, le comité
directeur de l’agence d’Ankara se réunit afin d’évaluer la situation de ses employés. Le jour même, il
décida de résilier les contrats de travail de six personnes, dont M. Pişkin, en application du décret-loi
n° 667, estimant que les intéressés appartenaient à des structures menaçant la sécurité nationale ou
en raison de leurs rapports d’affiliation, liens ou relations avec de telles structures.
Le 14 août 2016, M. Pişkin introduisit un recours devant le tribunal du travail d’Ankara pour
demander l’annulation de la décision de résiliation de son contrat de travail. Il invoqua, entre autres,
que son licenciement n’était pas fondé sur un motif valable, qu’il était abusif et entaché de nullité. Il
réclama en outre des indemnités de licenciement.
Le 25 octobre 2016, le tribunal du travail débouta M. Pişkin. Ce dernier fit appel, puis se pourvut en
cassation, sans succès. En dernier lieu, il introduisit un recours individuel devant la Cour
constitutionnelle qui déclara ses griefs irrecevables le 10 mai 2018.
Le 5 septembre 2018, le parquet général d’Ankara rendit une ordonnance de non-lieu à l’égard de
M. Pişkin, estimant qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves justifiant les soupçons requis pour
intenter une procédure pénale à son encontre.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant les volets civil et pénal de l’article 6 (droit à un procès équitable), M. Pişkin estimait que ni
la procédure de licenciement, ni la procédure judiciaire subséquente n’avaient respecté les garanties
d’équité du procès.
M. Pişkin se plaignait aussi d’avoir été licencié au motif qu’il avait des liens avec une organisation
terroriste et d’avoir été étiqueté en tant que « terroriste » et « traître ». La Cour décide d’examiner
ce grief sous l’angle de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).
Le président de la section a autorisé les organisations non gouvernementales suivantes à intervenir dans la procédure écrite : Amnesty International, the International Commission of Jurists, et the Turkey Human Rights Litigation Support Project.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 6 juillet 2018.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Jon Fridrik Kjølbro (Danemark), président,
Marko Bošnjak (Slovénie),
Aleš Pejchal (République tchèque),
Valeriu Griţco (République de Moldova),
Branko Lubarda (Serbie),
Pauliine Koskelo (Finlande),
Saadet Yüksel (Turquie),
ainsi que de Stanley Naismithgreffier de section.
Décision de la Cour
Article 6 § 1 (droit à un procès équitable)
L’applicabilité des volets civil et pénal de l’article 6
La Cour estime que le volet civil de l’article 6 de la Convention s’applique à la procédure de licenciement de M. Pişkin, laquelle portait à l’évidence sur un droit de caractère civil. En effet, les litiges en matière d’emploi, surtout ceux ayant pour objet les événements mettant fin à un emploi dans le secteur privé, portent sur des droits civils au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Par ailleurs, à supposer même que M. Pişkin fût à considérer comme ayant été un agent contractuel exerçant des fonctions équivalentes ou similaires à celles des fonctionnaires, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses agents entrent en principe dans le champ
d’application de l’article 6, sauf si les deux conditions cumulatives suivantes sont remplies:
1) le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question ;
2) cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. En l’espèce, la première de ces conditions ne se trouve pas remplie puisque le droit turc permettait aux employés des agences de développement d’introduire un recours devant les juridictions du travail pour contester la résiliation de leur contrat de travail. Cette possibilité était ouverte à M. Pişkin, qui a effectivement exercé un tel recours.
La Cour estime que le volet pénal de l’article 6 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce, la procédure de licenciement n’étant pas une accusation en matière pénale selon les critères « Engel »
La procédure de résiliation du contrat de travail
La procédure de résiliation du contrat de travail de M. Pişkin était le résultat direct de mesures dérogatoires prises pendant la période d’état d’urgence. Au cours de cette période, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, a adopté 37 décrets-lois (nos 667 à 703). Parmi ces textes, le décret-loi no 667 non seulement autorisait la révocation des fonctionnaires, mais aussi astreignait les institutions publiques telles que l’employeur de M. Pişkin à révoquer les employés de la fonction publique selon une procédure simplifiée. Le processus décisionnel préalable ayant abouti à la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin n’exigeait pas la
moindre procédure contradictoire.  De même, aucune garantie procédurale spécifique n’était prévue dans le décret-loi en question. Il suffisait que l’employeur considérât que l’employé appartenait, était affilié ou était lié aux structures illégales définies dans le décret-loi no 667 sans même fournir une motivation sommaire et individualisée. À ce sujet, la Cour est prête à admettre que le décret-loi no 667 a été adopté pour permettre, au moyen d’une procédure simplifiée, la révocation immédiate des fonctionnaires ou autres employés de la fonction publique clairement impliqués dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
Comme la Commission de Venise4 l’a indiqué à juste titre, « [toute action visant à combattre la conspiration serait vouée à l’échec si une partie des conspirateurs parvenait à rester active au sein de la magistrature assise, du ministère public, de la police, de l’armée, etc. ».  Une telle procédure pourrait être considérée comme étant justifiée au regard des circonstances très particulières de l’état d’urgence.
Toutefois, la Cour attache de l’importance notamment au fait que le décret-loi en question n’apportait aucune limitation au contrôle juridictionnel à exercer par les tribunaux internes après la résiliation du contrat de travail des intéressés, tel le requérant en l’occurrence. En effet, ce dernier a pu attaquer la décision de résiliation litigieuse devant le tribunal du travail, interjeter appel contre la décision de cette juridiction devant le tribunal régional et former un pourvoi en cassation, et il a par ailleurs pu saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel.
Ainsi, la Cour estime que la question cruciale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’impossibilité pour M. Pişkin de prendre connaissance des motifs ayant conduit son employeur à résilier son contrat de travail, à raison de la prétendue existence de liens avec une organisation terroriste, était suffisamment contrebalancée par un contrôle juridictionnel effectif.
Le contrôle juridictionnel
La Cour note que, n’ayant bénéficié d’aucune garantie procédurale lors de la procédure relative à la résiliation du contrat de travail, M. Pişkin ne disposait que de la possibilité de demander aux juridictions nationales la présentation des éléments de fait ou d’autres éléments susceptibles de justifier  la considération de son employeur. C’est seulement ainsi qu’il a pu contester la vraisemblance, la véracité et la fiabilité de ces éléments. Dès lors, il incombait aux juridictions de se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige porté devant elles afin d’offrir au justiciable concerné, en l’occurrence M. Pişkin, un contrôle juridictionnel effectif de la
décision de l’employeur. Pour la Cour, il s’agit là de la question centrale de l’affaire.
Ainsi, les juridictions nationales ont été amenées à se prononcer sur la base légale de la résiliation en cause et sur les éléments susceptibles de justifier la considération de l’employeur selon laquelle M. Pişkin entretenait des liens avec une structure illégale. Or, elles se sont contentées d’examiner la question de savoir si le licenciement avait été décidé par l’organe compétent et si l’acte en cause avait une base légale. Ni le régime juridique de la résiliation pour un « motif valable » ni la question de savoir si l’employeur disposait d’un quelconque élément pouvant justifier un tel motif de licenciement, à savoir la prétendue existence de liens avec une structure illégale, n’ont jamais été
réellement débattus par les tribunaux internes. Plus précisément, à aucun stade de la procédure devant les différentes formations de jugement, les juridictions internes ne se sont penchées sur la question de savoir si la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin pour ses liens présumés avec une structure illégale était justifiée par le comportement de l’intéressé ou par d’autres éléments ou informations pertinents. De plus, les décisions de rejet rendues par les juridictions du fond ne font pas ressortir que les moyens de M. Pişkin ont été soigneusement examinés.
La Cour constitutionnelle, quant à elle, pouvait jouer un rôle primordial sur le plan national aux fins de la protection du droit à un procès équitable et remédier aux manquements relevés ci-dessus. Or, en adoptant une décision d’irrecevabilité sommaire, elle n’a procédé à aucune analyse des questions de droit et de fait dont il s’agit.
Les décisions judiciaires rendues en l’espèce ne témoignent donc pas de ce que les juridictions internes ont procédé à un examen approfondi et sérieux des moyens de M. Pişkin, qu’elles ont fondé leur raisonnement sur les éléments de preuve présentés par celui-ci et qu’elles ont valablement motivé le rejet des contestations de l’intéressé. Ainsi, les défaillances relevées ci-dessus ont placé M. Pişkin dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. Par conséquent, alors que d’un point de vue théorique, les juridictions nationales disposaient de la pleine juridiction pour statuer sur le litige opposant M. Pişkin et l’administration, elles ont renoncé à la compétence leur
permettant d’examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont elles étaient saisies, comme l’exige pourtant l’article 6 § 1 de la Convention.
La dérogation prévue par l’article 15 de la Convention (dérogation en cas d’état d’urgence)
En ce qui concerne la dérogation prévue par l’article 15, la Cour note que le décret-loi no 667 n’apportait aucune limitation au contrôle juridictionnel à exercer par les tribunaux internes après la résiliation du contrat de travail des intéressés, tel le requérant en l’occurrence. La Cour précise aussi que, même dans le cadre d’un état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Il serait donc incompatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique et avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1, à savoir que les
revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge pour un contrôle judiciaire effectif, qu’un État puisse, sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention, soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité des catégories de personnes.
Dès lors, vu l’importance de l’enjeu pour les droits des justiciables garantis par la Convention, lorsqu’un décret-loi d’état d’urgence comme celui en cause en l’espèce ne contient pas de formule claire et explicite excluant la possibilité d’un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution, il doit toujours être compris comme autorisant les juridictions de l’État défendeur à effectuer un contrôle suffisant pour permettre d’éviter l’arbitraire. Ainsi, le manquement aux exigences d’une procédure équitable ne saurait être justifié par la dérogation de la Turquie.
Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)
L’applicabilité de l’article 8
D’une part, la Cour relève que les tribunaux nationaux ne se sont aucunement référés à l’enquête pénale et qu’en outre il n’existe aucun élément dans le dossier donnant à penser que cette enquête ou la procédure devant les tribunaux internes relative au licenciement de M. Pişkin avaient permis aux autorités nationales d’obtenir des informations ou éléments factuels susceptibles de justifier le motif de licenciement. La Cour conclut qu’il n’existe pas le moindre élément laissant à suggérer que la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin résultait de manière prévisible de ses propres actions.
D’autre part, la Cour constate que le licenciement de M. Pişkin a eu de graves conséquences négatives sur son « cercle intime », sur la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, ou sur sa réputation. L’intéressé a perdu son emploi, c’est-à-dire son moyen de subsistance. Par ailleurs, selon ses dires, il est sans emploi depuis la résiliation de son contrat et les employeurs n’osent pas lui proposer un emploi en raison du fait que son licenciement était fondé sur le décret-loi no 667. En outre, le motif de licenciement retenu, à savoir l’existence de liens avec une structure illégale, a certainement eu des conséquences lourdes sur sa réputation professionnelle
et sociale.
Par conséquent, la résiliation du contrat de travail de M. Pişkin a eu des répercussions négatives lourdes sur sa vie privée et a atteint le niveau de gravité nécessaire pour que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce.
L’existence d’une ingérence et sa justification
La Cour estime que la mesure de licenciement de M. Pişkin était fondée sur une disposition du décret-loi d’état d’urgence no 667, qui astreignait l’employeur à résilier le contrat de travail de ses employés lorsqu’il considérait que ceux-ci avaient des liens avec une structure illégale. Ainsi, ce licenciement pourrait être vu comme une obligation découlant dudit décret-loi, qui dépasse largement le cadre juridique régissant le contrat de travail de M. Pişkin. Dès lors, ce licenciement, motivé par ses liens présumés avec une structure illégale, peut être considéré comme une ingérence dans le droit de M. Pişkin au respect de sa vie privée.
Eu égard aux circonstances liées à l’état d’urgence, ainsi qu’au fait que les juridictions nationales disposaient de la plénitude de juridiction pour contrôler les mesures prises en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667, la Cour est disposée à partir de l’hypothèse que l’ingérence en cause était prévue par la loi. Elle relève ensuite que cette ingérence poursuivait plusieurs buts légitimes, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales.
En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le contrôle de la Cour portera sur deux points :
1) si le processus décisionnel ayant conduit au licenciement du requérant était entouré des garanties contre l’arbitraire ;
2) si l’intéressé a bénéficié de garanties procédurales, notamment s’il a eu accès à un contrôle juridictionnel adéquat, et si les autorités ont agi avec diligence et promptitude.
En ce qui concerne le premier aspect, la Cour observe tout d’abord que le processus décisionnel ayant abouti à la résiliation du contrat de travail du requérant était très sommaire. À la suite d’une réunion tenue le 26 juillet 2016, il a été décidé de résilier le contrat de travail de six salariés, dont le requérant, en application de l’article 4 § 1 g) du décret-loi d’état d’urgence no 667, pour cause d’appartenance à des structures menaçant la sécurité nationale, ou existence de liens ou de relations avec de telles structures. La Cour relève le caractère vague et incertain d’une telle
indication et constate que la décision du comité directeur de ladite agence n’était étayée par aucune autre motivation que la simple référence aux termes de l’article 4  du décret-loi d’état d’urgence no 667, qui prévoyait le licenciement des employés considérés comme appartenant, affiliés ou liés à une structure illégale.
Elle observe ensuite que l’employeur du requérant n’a pas précisé la nature des activités de l’intéressé qui pouvaient justifier la considération selon laquelle celui-ci avait des liens avec une structure illégale. Au cours de la procédure devant les juridictions nationales, aucun reproche concret relatif à la prétendue existence de liens avec une telle structure n’a été expressément formulé. Il ressort des observations du Gouvernement que le requérant a été licencié au motif qu’il  avait été impliqué dans des activités liées à des organisations terroristes de son propre chef. De même, il ressort des décisions des juridictions nationales que la considération de l’employeur du requérant portait sur la prétendue existence de liens entre ce dernier et l’organisation FETÖ/PDY6.
En résumé, le requérant a été licencié au motif qu’il avait des liens avec une structure illégale et secrète ayant été considérée par les autorités nationales comme l’instigatrice de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.