Justice

Sylvain n’est pas très grand, et pas non plus très vaillant. Il n’était pas venu au premier procès, en décembre 2019. Il avait été condamné à six mois de prison avec sursis et 5 000 euros de dommages-intérêts pour injures racistes et sexistes envers Julie H., journaliste lyonnaise.
Car Sylvain n’avait pas vraiment apprécié que Julie fasse son travail : en septembre 2017, elle avait publié dans le journal lyonnais Le Petit Bulletin, un article au sujet d’un bar à cocktail qui venait d’ouvrir dans le sixième arrondissement de Lyon, où l’on buvait de savoureux mélanges et où l’on regrettait l’époque coloniale, car « à l’époque, on savait recevoir ». Sylvain n’était pas content et décida de partager à son tour un article dénonçant non pas les propos racistes relatés dans cette petite chronique, mais la personne qui en était l’autrice : « Lyon : une pute à nègre féministe veut détruire un bar à rhum colonialiste : mobilisation ! »

Le 24 novembre, Sylvain était jugé à la cour d’Appel de Lyon.

«− Le titre est-il injurieux ? » lui demande le président.

«− Oui mais il n’y a pas le nom de la personne !

− Pourquoi alors avez-vous diffusé un titre au propos haineux ?

− Ben j’ai imaginé qu’ils avaient quelque chose à lui rapprocher. Il y avait le terme “mobilisation”.

− Pourquoi avez-vous diffusé un titre que vous reconnaissez injurieux ?

− Car il y avait écrit “mobilisation” ! »

Sylvain est né en 1981 et habite aujourd’hui chez sa mère dans une petite commune au nord de Lyon. Il a une formation d’opérateur géomètre et perçoit une allocation chômage depuis plusieurs années.

«− J’ai été auto-entrepreneur, mais ça n’a pas marché. Il fallait faire de la pub et, bon, je n’ai eu aucun client. J’ai déménagé en Vendée pour suivre ma femme.

− Où ça ?

− En Vendée

− Oui, mais où en Vendée ?

− En Vendée ! »

Signé : Heinrich

Sylvain a rejoint la région lyonnaise après le décès de sa femme, morte en couche.

D’ailleurs, dit-il, à partir de ce moment, il a « complètement arrêté les réseaux sociaux ».

« Pour me détendre, j’allais pianoter sur Facebook et exprimer mes idées. J’étais naïf. Même si mes idées ne plaisent pas. »

Car Sylvain éprouve une sympathie pour l’idéologie nazie. Il est un ancien membre du groupuscule Bloc identitaire qui eu ses quartiers dans le 5e arrondissement lyonnais, le même où Sylvain était jugé ce jour. Sylvain y croit et aimerait que le monde autour de lui ouvre les yeux : notre Europe serait menacée par le grand remplacement. Pour cela, il se rend dans les supermarchés et prend en photo les couples mixtes : des femmes blanches accompagnées d’hommes noirs, des putes à nègres comme il aime à les appeler.

La prose nazie partagée par Sylvain et rapidement lue par la conseillère provenait de Démocratie participative, un site d’extrême droite. L’article est signé « Heinrich ». À la fin, un appel à inonder le fil Twitter et la boîte mail de la journaliste est lancé. Une manœuvre bien efficace puisque Julie H. fut cyberharcelée pendant trois ans : « Ma petite Julie, tu t’es mise dans une sacrée merde. Il n’y aura pas de repos pour toi tant que Démocratie Participative existera. »

« − Sur votre ordinateur, les policiers ont retrouvé des logiciels de cryptage et d’anonymisation : Truecrypt, Ceracryp, VPNcheckpro.

− Ah non, ça, je ne l’ai pas utilisé. Enfin, seulement pour le téléchargement illégal. Je le sais, car mes logiciels sont tous classés et triés, précise le prévenu. »

Marchant vers le fond de la salle, l’avocat de la partie civile lève les yeux au ciel.

Et Sylvain poursuit :

« − Eh attendez j’avais noté un autre point qui était aussi incohérent. Parce que ce n’est pas parce que les policiers vont mettre le doigt là-dessus que je suis coupable. »

« Vous êtes focalisé sur les femmes journalistes que vous traitez de “pute à nègres” »

«− Avez-vous déjà eu affaire à la justice ?

− Eh oui, récemment, enfin c’est… c’est quoi déjà ? Comment ça s’appelle déjà ?

− Une affaire au tribunal de police, souffle Maître Viguier, son avocat.

En septembre dernier, Sylvain a été condamné par le tribunal de police de Villefranche-sur-Saône pour injure et diffamation non publique à caractère raciste et antisémite envers un médecin qu’il qualifie, dans un mail lui étant directement adressé, de personne « pourvu de la tête et du corps des ennemis biologiques de ma race, les blancs aux yeux bleus. » (source : Le Progrès).

« − La grosse question, ici, est : qui se cache derrière le pseudo “Heinrich” ? C’est quoi Démocratie Participative ? interroge la conseillère.

− Ben j’imagine que vous êtes allée voir. C’est un site qui met en ligne des articles sur des sujets d’actualité avec une opinion orientée à ce qu’on appelle l’extrême droite.

− Un site qui publie des articles sur la supériorité de la race blanche.

− Vous devez sûrement parler du suprémacisme. Je précise que je ne fais pas partie de Démocratie Participative.

− Je n’ai pas dit que vous en faisiez partie, mais que “Heinrich” en faisait partie. Les enquêteurs disent que vous pourriez être “Heinrich”. Vous êtes focalisé sur les femmes journalistes que vous traitez de “pute à nègres”. Nous avons trouvé des vidéos de Boris Le Lay (fondateur du site Démocratie Participative) sur votre ordinateur.

− Oui, mais j’ai des milliers de vidéos dans tous les domaines.

− Vous lisiez les articles de “Heinrich” ?

− Je suis un fidèle lecteur, mais je ne regardais pas forcément qui était l’auteur.

− Ça n’a rien à voir avec vous ?

− Je ne suis pas Heinrich.

− Et alors, l’expression “pute à nègres” ?

− C’est une expression que j’emploie, effectivement. On la voit aussi sur d’autres sites. Ce n’est pas parce que je l’emploie que je suis Heinrich.

− “Heinrich” écrit “louve” et sur votre page Facebook, vous traitez une femme de “fouine”.

− Oui, mais ce n’est pas pareil : une fouine, c’est un animal, ce n’est pas une insulte ! »

« J’ai été naïf, d’écrire tout cela publiquement »

Le site Démocratie Participative étant hébergé aux Etats-Unis, aucune donnée le concernant n’a pu être transmise aux enquêteurs en France, faute d’une collaboration entre les deux pays.

Le soir, quand Sylvain s’ennuie, il va sur Facebook, « pour se détendre pendant 2 ou 3 heures ». Il partage et repartage des articles, « sans nécessairement les lire », précise-t-il.

« − Je le faisais par soutien. C’est une pratique classique. Quand un article fait vingt pages, on ne le lit pas entièrement. Dans cet article-là, il y avait écrit “mobilisation”, donc j’ai partagé. Je ne savais pas qu’il y avait des insultes.

«− Pourquoi n’êtes-vous pas d’accord avec le jugement rendu après la première audience ?

«− On me demande des sommes considérables alors que je n’ai que 500 euros par mois. Je ne suis pas Heinrich.

«− Que reprochez-vous à ce jugement ?

«− Je ne suis pas Heinrich. Que voulez-vous que je dise de plus ? »

Sylvain dit ne pas être “Heinrich”. En revanche, il a avoué avoir été naïf.

« − J’ai été naïf, d’écrire tout cela publiquement. Maintenant, je suis passé à autre chose.

« − C’est votre seule réponse ? » lance Maître Morain après avoir lu plusieurs écrits et partages du prévenu. « Que pensez-vous de ces propos dix ans plus tard, maintenant que vous êtes un homme de 40 ans avec un enfant ?

− C’était un petit peu excessif. »

Près d’un an après le premier procès, Julie H. s’est dite soulagée de pouvoir parler.« Le silence tue et n’aide pas à la reconstruction. Insulter quelqu’un a exactement le même impact si ça dure vingt-cinq ou dix secondes. Je vis du cyberharcèlement depuis trois ans parce que je suis une journaliste, une femme et parce que j’ai fait mon job : relater des faits. Internet, c’est la vraie vie. Il y a une invisibilisation, au-delà du musellement. »

Julie est pigiste, journaliste payée à l’article, pour le journal lyonnais Le Petit Bulletin, absent à l’audience et qui n’a pas jugé bon de se porter partie civile pour soutenir sa collaboratrice. À l’époque, l’article sur La Première Plantation lui a rapporté 60 euros, et trois ans de cyberharcèlement, donc.

« Vous lisez Charlie Hebdo ? »

Sylvain a changé d’avocat depuis le premier procès. Il est aujourd’hui conseillé par Maître Viguier, auparavant défenseur du comédien et polémiste Dieudonné et de l’essayiste raciste et antisémite Alain Soral. Car, qui se ressemble, s’assemble : dans cette équipe, les Juifs et les Noirs, on n’aime pas trop. Et les putes à nègres alors ?

«− C’est une image, explique-t-il, mais tout le monde dans la salle est d’esprit Charlie, donc on ne va pas s’offusquer pour un gros mot ! Pute à nègres, sur le fond, ça ne va pas chercher loin ! »

Crâne rasé et masque FFP2 vissé autour de la bouche, Maître Viguier part à la recherche d’indices. La partie civile dit ne pas comprendre sur quel terrain il veut aller. La salle non plus.

« − Chère Madame, vous avez fait une école de journalisme ? Non, pas d’école ? Vous faites des piges ? Vous en vivez ? Vous avez des aides sociales ? Chère madame, encore ce n’est vraiment pas pour… mais quelle presse lisez-vous personnellement ? Vous êtes abonnée à des publications ? Vous achetez Libération ? Le Monde ? Vous lisez Charlie Hebdo ?

− Je lis plein de choses. Démocratie Participative, en revanche, j’évite.

Pour sa défense, Julie H. est accompagnée par Eric Morain, le même qui, en 2018, a défendu la journaliste Nadia Daam, cyberharcelée après une chronique. Après une courte analogie entre « journalistes, chiens de garde de la démocratie » et « juges, chiens de garde des libertés individuelles », il interpelle le prévenu :

«− Monsieur était absent au premier procès. Aujourd’hui, nous souhaiterions avoir des explications. Bien fragiles tout de même tous ces hommes qui se sentent attaqués, je ne sais pas si c’est dans leur virilité, mais peut-être dans leur race. Démocratie Participative et ses sites cousins parlent souvent des “assistés”, issus de l’immigration. Vous êtes au chômage également. Le prévenu sait très bien que ce qu’il va dire va être lu par ses comparses et, ainsi, il pourra rester dans la bande. Parce qu’il n’a que ça. »

La partie civile, comme l’avocat général, demandent la confirmation du jugement.

« Vous ne pouvez pas vous dire “nous tenons enfin un nazi devant nous, et il va payer”. »

La star mystérieuse dans ce procès s’appelle « loi de 1881 relative à la liberté de la presse ». Pour filer sa métaphore « esprit Charlie » lors de sa plaidoirie, Maître Viguier rappelle qu’elle protège les journalistes, mais aussi plus largement ceux qui s’expriment.

«− La salle est pleine de journalistes, mais ils ne sont pas là pour la liberté d’expression, ils sont là pour soutenir la procédure contre mon client. En tout cas, c’est une profession maltraitée. Voyez à quoi cela mène : des années de cyberharcèlement pour un article à 60 euros ! »

Sylvain se cache-t-il derrière “Heinrich” ? “Heinrich” est-il le nom virtuel de Sylvain ? Son défenseur est, en tout cas, embêté par le fait « qu’on voit son client comme une raciste, un nazi ». Il ne peut pas être « Heinrich » car Sylvain ne s’est jamais caché derrière l’anonymat.

« − Nous ne sommes pas encore sous un régime qui pourchasse les gens pour leurs opinions. Ces idées, personnellement, je ne les condamne pas. Vous ne pouvez pas vous dire “nous tenons enfin un nazi devant nous, et il va payer”. Ce qui arrive à madame H. est absolument déplorable. Cependant, je ne vois pas de lien de causalité entre les faits reprochés à mon client et le dommage qu’elle subit. Le migrant souffre, mais l’indigène blanc souffre aussi ! »

La cour d’appel de Lyon rendra sa décision le 17 décembre.