Commercer avec soi-même avant de commercer avec les autres
Par Dr El Hadj Abdourahmane Diouf, expert en échanges commerciaux internationaux.
Contrairement aux croyances, la libéralisation n’est jamais intégrale. Il existe toujours des opportunités de flexibilités qui font qu’un pays ou une région s’aménage une «protection commerciale légitime». Cela est vrai pour le cadre multilatéral. Encore plus vrai pour les accords commerciaux régionaux. A chaque fois qu’un nouveau ACR naît, la ZLECAF en l’occurrence, se pose la question de l’étendue du champ de libéralisation. Jusqu’à quelle proportion il faudra ouvrir le marché ? Quels sont les produits à protéger de façon temporelle ? Quelles sont les produits qui doivent être complétement extirpés de la libéralisation ? Dans la mesure où les pays membres de la ZLECAF étaient engagés dans d’autres processus de libéralisation de leur économie, il faudra aussi déterminer le curseur à partir duquel ils font de nouvelles concessions commerciales.
Statu quo comme référentiel commun
Chaque pays se déploie avec sa politique commerciale propre qui peut être infléchie par ses engagements internationaux. A chaque fois qu’il doit prendre des engagements nouveaux, d’augmentation ou de réduction de ses droits de douane, il faut s’accorder sur un référentiel consensuel pour que ses partenaires commerciaux ne soient pas lésés. C’est ce que l’accord de la ZELCAF a essayé de trancher en disposant que les États parties n’imposent pas de nouveaux droits à l’importation ou taxes d’effet équivalent sur les marchandises provenant du territoire d’un autre État partie. En préconisant que des droits nouveaux ne pourront être pris par les membres à partir de sa date d’entrée en vigueur, l’accord cristallise les engagements commerciaux anciens de ses membres et en fait un curseur. C’est la Clause de Statu Quo appelée aussi Standstill clause. C’est le point de départ du démantèlement tarifaire dans la ZLECAF.
Champ de libéralisation dans la ZLECAF
En principe, un ACR doit libéraliser son marché à hauteur de 80%. C’est la norme, même si les méthodes de calcul de ce seuil peuvent varier suivant la composition de la zone de libre-échange. En l’occurrence, la ZLECAF pouvant être considérée comme un bloc de pays en développement qui commercent entre eux, le problème du seuil ne se posera pas pour être compatible avec l’OMC.
Après de longues mais fructueuses discussions, on est arrivé à un consensus sur un calendrier de libéralisation articulé autour de trois groupes de produits avec des statuts et des temporalités différentes. 90% des marchandises produites dans les pays membres de la ZLECAF sont libéralisés. Cela démontre une ambition réelle de bâtir un marché ouvert et sans restriction importante. Les marchandises vont circuler en franchise de droits de douane, sans restriction quantitative et avec le moins d’obstacles techniques, sanitaires ou phytosanitaires.
C’est un continent complexé à juste titre du faible taux des échanges commerciaux en son sein qui prend conscience et réinvente son destin commercial. Commercer avec soi-même avant de commercer avec les autres, telle devrait être la nouvelle devise de la ZLECAF. Cette ouverture ambitieuse du marché africain se fera de façon progressive et graduelle. Elle sera finalisée dans un délai de 10 ans pour les PMA et de 5 ans pour les pays en en voie de développement du continent. Chacun aura la latitude de s’ajuster pour apporter sa meilleure contribution possible au commerce intra-africain.
7% des produits sont considérés comme sensibles. Il est en effet admis, dans le commerce mondial, que des pays ou des régions prennent des mesures pour faire face à des importations massives qui menacent leur branche de production. Dans cette catégorie, on trouve ce qu’on appelle des produits sensibles ou spéciaux selon le contexte. L’objectif est de conférer aux bénéficiaires la flexibilité de désigner un nombre approprié de produits considérés comme vulnérables sur la base des critères des besoins en matière de sécurité alimentaire, de garanties de moyens d’existence et de développement rural. Ces produits sont admis à bénéficier d’un traitement plus flexible.
Dans le cadre de la ZLECAF, 7% des produits sont introduits dans cette catégorie, avec une protection calibrée sur 13 ans pour les PMA et sur 10 ans pour les pays en voie de développement. La fixation d’un délai pour la fin de la protection spéciale sur un produit sensible relève aussi d’une belle ambition de la ZLECAF. Consigner des produits dans une protection permanente et inconditionnelle ne favorise pas la compétitivité. Le marché doit être organisé de sorte que les produits vulnérables gagnent en compétitivité, s’ajustent vers le haut et reviennent dans le jeu de la concurrence saine. 3% des produits sont hors libéralisation. La même logique de protection prévaut pour des produits dont la vulnérabilité n’est pas temporaire. De par leur utilité économique et sociale, leur contribution à la souveraineté des membres et des régions, ils ne peuvent pas faire l’objet de libéralisation. Ils sont hors libéralisation.
Concessions antérieures, droits consolidés et droits appliqués
En tenant compte de l’imbrication des engagements divers des membres sur plusieurs échelons, il est fondamental que la ZLECAF maitrise les enjeux et se dégage une ligne de conduite claire sur le niveau de libéralisation qu’elle doit se choisir comme point de départ. Les engagements des pays membres à l’OMC sont consignés dans des listes de concessions. Chaque État notifie un «droit consolidé» par produit. C’est le droit qu’il s’engage à ne pas dépasser. Dès lors qu’un taux de droit est dit consolidé et notifié à l’OMC, il ne peut être relevé sans qu’une compensation soit accordée aux pays affectés. Le propre d’un droit consolidé est de toujours pouvoir être revu à la baisse, mais jamais à la hausse. A l’analyse, il apparait que la plupart des pays africains ont des taux consolidés plus hauts que les droits qu’ils appliquent réellement dans le commerce mondial. Or, avoir des droits consolidés assez hauts vous donne une marge de manœuvre commerciale, la capacité de réguler vos importations en fonction des contraintes de l’heure. Il vous est loisible de passer de vos taux appliqués à vos taux consolidés, par besoins de recettes supplémentaires ou de protection d’un produit local.
En matière agricole, tous les pays de l’Afrique de l’Ouest ont des taux appliqués qui sont inférieurs aux taux consolidés. Un pays comme le Nigéria a consolidé ses produits agricoles à hauteur de 150% alors que leur taux d’application n’est qu’à 33.6 %. La Gambie a consolidé à 104%, le Burkina Faso à 98.1% et le Ghana à 97.1%. Les pays de la région qui sont les moins «protégés» sont à des niveaux de consolidation «raisonnables» compte tenu du niveau de leurs droits appliqués. Le Sénégal et la Guinée-Bissau, avec des taux de consolidation respectivement de 29.8% et de 40%, appartiennent à cette catégorie bénéficiaire d’une marge réduite d’ajustement de leurs tarifs douaniers en cas de changements brusques des flux commerciaux. La situation de la Côte d’Ivoire est la plus exceptionnelle. Le taux de consolidation de ses produits agricoles (14.9%) et ses droits réellement appliqués (14.8%) sont quasi équivalents et restent à un niveau relativement bas.
La situation en matière industrielle est moins homogène. Contrairement aux produits agricoles dont le pic de taux consolidés est arrivé à 150%, les droits consolidés pour les produits industriels plafonnent à 80% (Togo) avec une volonté réitérée du Nigéria de protéger son économie par un taux de consolidation de 66%. Cela démontre que l’ambition industrielle a toujours été moins présente et qu’aucune préparation stratégique n’a eu lieu au niveau national. Naturellement, les taux appliqués sont ici aussi plus bas, les pays africains se positionnant comme des consommateurs plutôt que comme des producteurs. En s’appuyant sur cette réalité commerciale pas toujours heureuse, la ZLECAF peut se donner les moyens d’être plus stratégique et d’être plus près des intérêts de ses membres.
Positionnement stratégique de la ZLECAF au bénéfice de ses membres
Les réponses données par la ZLECAF sur la façon dont il faut définir le curseur qui consacre le statu quo des membres au moment de prendre de nouveaux engagements commerciaux ne sont pas claires. Mais la porte reste ouverte pour une approche stratégique qui favorise le commerce intra-africain. Faudrait-il calculer le niveau de statu quo des membres de la ZLECAF à partir de leurs taux consolidés à l’OMC (très hauts) ou à partir de leurs taux appliqués dans leurs échanges commerciaux de tous les jours (très bas) ? On peut tenter une réponse en tenant en compte trois niveaux différents.
Du point de vue des membres individuels, le haut niveau de protection des pays africains, même si ce n’est que théorique à l’OMC, ne doit pas être transféré au niveau de la ZLECAF. Les taux réels appliqués, à un niveau encore bas, sont un excellent point de départ de l’élimination progressive des droits de douanes sur le continent. Les taux appliqués pourraient être la référence. Du point de vue des blocs régionaux intra-communautaires, ni les taux appliqués, ni les taux consolidés ne seront opérationnels. Les organisations régionales du type CEDEAO qui participent à la ZLECAF ont vocation à avoir des Tarifs Extérieurs Communs (TEC). Elles délivrent alors un visa unique à toutes les marchandises qui entrent dans la zone.
La question est de savoir si les produits extra-CEDEAO par exemple vont entrer dans la zone suivant le TEC de l’organisation régionale ou suivant les droits de douanes nationaux qui survivent. Le TEC régional est il le droit de douane à éliminer dans le cadre de la ZLECAF ou constitue-t-il l’instrument commercial qui fait préparer un commerce africain plus basé sur les échanges de région à région ou de pays à pays ? Cette question juridique d’une grande importance et apparemment non résolue devra déterminer toutes les stratégies de pénétration des secteurs privés et nationaux. La réponse viendra en partie de la pratique.
La ZLECAF a besoin d’être éprouvée pour s’améliorer rapidement en sachant que de réelles flexibilités sont envisageables dans le cadre de l’ACR. Il faudra aussi, envisager, l’harmonisation des TEC des différentes régions sur le continent. Du point de vue des blocs régionaux extra-communautaires, la définition du seuil de statu quo vis-à-vis des partenaires extérieurs au continent va résulter de négociations bilatérales. Celles faites dans le cadre des APE ont été bancales. Les taux consolidés ont été prises comme point de référence avant l’introduction de nouveaux droits dans les APE. La logique juridique avait prévalu. Pour la ZLECAF, la logique politique devra prévaloir, pour que les taux bas appliqués par les pays africains, qui peuvent être lus comme des éléments de stratégie commerciale, ne soient pas un boulet à trainer.