« Comment ça s’appelle, ce qui se passe sur ces enfants ?

– Un viol.

– Donc vous passiez votre temps à regarder des enfants se faire violer. »

Le juge David Dufour préside l’audience correctionnelle collégiale, ce mardi 22 décembre 2020, au tribunal judiciaire de Chalon-sur-Saône. Un homme né en 1990 est poursuivi pour corruption de mineur et captation, détention, diffusion, transmission d’images à caractère pédopornographique. L’audience va durer plus de quatre heures.

Le 7 octobre 2019, l’OCRVP – office central pour la répression des violences aux personnes – dont les bureaux sont à Nanterre, repère un internaute qui écrit avoir agressé sexuellement une fillette de 8 ans et avoir des clichés de cette agression. L’OCRVP transmet au parquet de Chalon-sur-Saône lequel ouvre une enquête préliminaire et demande à la compagnie de gendarmerie départementale de Louhans d’investiguer. Les gendarmes confirment que l’adresse IP et les renseignements afférents renvoient bien à l’ordinateur de cet homme-là. Il vit chez ses parents dans un village autour de Tournus. Quelques jours plus tard l’homme est arrêté et placé en garde à vue. Il est depuis 14 mois en détention provisoire où d’après lui « tout se passe bien ».

Cet homme passait ses journées dans sa chambre, scotché à son ordinateur. La perquisition permet de récupérer des centaines de milliers de fichiers à caractère pédopornographique, dix clés USB chargées de fichiers de même teneur : il les vendait. Nous ne le voyons hélas pas. Son visage est dissimulé derrière un masque chirurgical, obligatoire en ce moment, et une frange épaisse de cheveux noirs recouvre entièrement son front. Entre le masque et la frange, une fente du fond de laquelle son regard n’est pas perceptible. En revanche, on voit ses mains, des mains enfantines, et puis son corps, mou, rond et mou. Il dodeline de la tête par des mouvements en huit, comme si à chaque fois il se remet en lui, c’est très particulier, très.

« Donc vous recherchiez des mineurs ? – Oui »

L’instruction du président se poursuit. « Vous alliez sur des sites orientés, donc ?

– Ben oui, où je rencontre des mineurs sur ces sites.

– Donc vous recherchiez des mineurs ?

– Oui.

– Vous dites avoir vu des vidéos en direct, avec des adultes commettant des actes sur des mineurs.

– Oui. Ça allait d’ado à bébé.

– Vous dites que des enfants pleuraient.

– Oui.

– Qu’est-ce que ça vous faisait, monsieur, de voir ces vidéos ?

– Ça me mettait mal à l’aise.

– Ah quand même ! »

Le président cherche à récupérer chez cet homme un petit morceau, une miette, même, qui le rattacherait à nous tous, nous tous qui avons la mine grave et qui luttons contre les effets en nous des horreurs que le prévenu débite sur un ton égal, calme, posé. Un ton d’évidence. D’autant qu’il dit là que ça le mettait mal à l’aise, mais à Aurélie Larcher, procureur, qui lui demande s’il se masturbait en regardant, il répond « parfois ».

Tout cela est pour lui normal. Alors le tribunal cherche des limites, et nous voilà embarqués dans un univers qui n’est fait que de cela : de pères de famille qui lui demandent de piéger leurs enfants via des messageries (type gayromeo, gaymec, grindr, hornet, omegle) pour leur transmettre ensuite les fichiers (c’est ce qu’il raconte) ; de sessions webcam en direct où des hommes violaient des petits ; etc. Un prédateur qui rôdait chaque jour jusqu’à la nuit, et parfois toute la nuit, sous pseudo, se faisant passer pour un enfant, souvent pour une fille âgée de 12 à 14 ans. L’histoire veut que sa mère ait été nommée tutrice d’une petite cousine, devenue orpheline : il l’a photographiée, nue, à son insu semble-t-il (il sera relaxé pour la corruption de mineur). Elle avait 8 ans à l’époque. Le conseil départemental de Saône-et-Loire est présent à l’audience, en sa qualité d’administrateur ad hoc, pour s’assurer que les droits et les intérêts de la fillette sont respectés. A noter que l’enquête a permis de poursuivre une vingtaine de personnes, où que ce soit en France.

« Honnêtement, j’aimais bien avoir des rapports sexuels avec des pères de famille »*

Alors les juges cherchent des limites. « Vous étiez en permanence dans un univers illégal et immoral.

– Au début, je faisais ça comme ça.

– Non, vous ne pouvez pas dire ça, surtout après ce que vous venez de décrire. L’inceste est un tabou universel.

– Honnêtement, j’aimais bien avoir des rapports sexuels avec des pères de famille. J’aurais aimé en avoir avec mon père.

– Est-ce qu’il y a une part de provocation de votre part, où est-ce que vous avez gommé tout autre univers, et viviez focalisé sur la pédopornographie et la pédophilie ?

– Un peu des deux.

– Ah ?

– J’aimais bien, parfois, provoquer les mecs.

– C’était votre vie, quoi.

– Voilà, c’est ça. »

Le silence est épais dans la salle vide de tout public. Ses parents ne sont pas venus. *« Est-ce que vous auriez supporté de voir votre petite cousine avoir des rapports sexuels avec des adultes ?

– Ça ne m’aurait pas dérangé. »

Dans ce malaise général et la violence que chacune de ses réponses provoque en chacun de nous, la plaidoirie de maître Mirek, autour de midi, apaise un peu. Un peu, seulement, car ce garçon, comme le lui a dit un juge assesseur, semble être « une sorte de réceptacle de toute la perversité du monde ». L’avocate raconte le prévenu, elle reprend ce qu’il a toujours déclaré sans qu’on sache si c’est vrai ou pas, les psys écrivent que ses repères spatio-temporels sont défaillants, perturbés. Bref, il dit que les abus sur lui ont commencé au centre de loisirs, se sont poursuivis ensuite dans les caves d’une cité où il vivait avec ses parents. Enfant, prostitué. « Il se soumettait, même si cela le faisait souffrir, plaide Tiffanie Mirek. Il a dit “Des fois, faut pas dire non car ça les rend violents. On n’a pas le droit de dire non quand on n’est pas bien.”» Côté scolarité, le garçon va jusqu’au BEPA et le rate, « puis le temps s’arrête ».

« On est totalement désarmé par votre franchise, on ne comprend pas »

« Le temps s’arrête, il ne se passe plus rien, c’est le néant complet pendant quasiment 10 ans. Pas de copains ni d’amis, pas de visites pour lui, pas de formation, pas de travail, pas de loisirs. Ses proches ne savent rien dire sur lui. Il passe quasiment 10 ans cloîtré avec son ordinateur et son père ne se doute de rien. Sa sœur rapporte qu’il ne participait à aucun repas de famille, et quand ça lui arrivait il ne disait rien. » L’avocate se réfère aux jeunes gens qui commencent à acquérir des responsabilités, un peu d’autonomie, à gérer des dépenses, leurs vies administratives : « Il n’a jamais connu ça. Sa mère a demandé pour lui, et gérait, son RSA. »

« Il est enfantin, il n’a pas les capacités intellectuelles de quelqu’un de son âge. Ce que ses parents attendaient de lui ? Être gentil, ne pas faire de bêtises, bien travailler à l’école. Il n’a pas dit cela quand il avait 6 ans, il l’a dit le 12 juin dernier ! Sa seule façon d’être en lien : se soumettre à l’autre. On lui fait une demande, il y répond. A-t-il pris des précautions pour ne pas se faire prendre ? Non. » Le parquet a requis 36 mois de prison ferme, et un suivi socio-judiciaire pendant 10 ans, avec une injonction de soins. Maître Lépine, en défense elle aussi, demande au tribunal de ne pas juger avec la peur qu’inspirent de tels faits, parce qu’on « ne les comprend pas », ce qu’en effet le président avait observé : « On est totalement désarmé par votre franchise, on ne comprend pas. »

Et les juges cherchent des limites. « En dehors du champ sexuel, y-a-t-il des choses qui vous paraissent insupportables ?

– Non. Je ne m’intéresse pas à beaucoup de choses.

– Avez-vous déjà vu des images de libération des camps de concentration ?
– C’était bien (on retient tous notre souffle, mais en fait il dit que c’était bien que les déportés soient libérés).

– Qu’est-ce que vous en avez vu ?

– Il y avait plein de morts, tous nus. Y en a qui étaient dans des fours, des trucs comme ça.

– Et pour vous, c’est supportable ou insupportable ?

– Ben, ça, c’est pas bien. »

Voilà. On l’imagine, enfermé dans un monde ramené à une unique expression perverse, dans lequel les autres sont des objets, des choses. Un monde où les autres, et particulièrement les enfants, sont privés de toute dignité et dépourvus de droits. Un monde exclusivement criminel, indexé sur des jouissances, à n’importe quel prix.

« Organisation perverse de la personnalité »

Pas d’émotions. Pas d’énervement. Pas de protestation. Reconnaissance des faits. D’où cette impression d’avoir à faire à un rebus : « il est là où on le pose », remarquait la procureur. Ce n’est donc qu’un ressenti, mais l’expertise psychologique met des mots sur nos sensations : « organisation perverse de la personnalité ». Personnalité déviante, pas d’introspection, déficit émotionnel, incapable de verbaliser ses états internes, n’a pas le sentiment de mettre en danger les autres, ni lui-même.

Maître Annick Sadurni est l’avocate de l’association Enfance et Partage depuis 1989. « Je n’ai jamais vu ça, monsieur a un profil terrifiant. Il diffusait des fichiers, mais il était aussi acteur. » Lui, masqué, dodeline de la tête en la regardant. « Les bébés ça peut les tuer, monsieur. » Négation de l’autre, absence d’affects, « il était prêt à balancer sa petite cousine à un pervers ». L’avocate vient de Saint-Etienne rappeler que les droits de l’enfant sont une préoccupation européenne. « Les enfants sont trahis. » Maître Agnès Ravat-Sandre intervient pour le conseil départemental en tant qu’il assure les intérêts de la petite cousine du prévenu. « Elle a dû supporter un examen gynécologique, pour qu’on soit certain qu’elle n’avait pas été violée. Dans cette famille, on ne parle pas, on lui a dit que son grand cousin était parti chercher du travail. Il a fallu désigner un administrateur ad-hoc, car sa tutrice (la mère du prévenu) n’y croit pas, d’ailleurs elle est absente aujourd’hui. »

Aurélie Larcher avait insisté dans ses réquisitions sur la dangerosité criminologique du prévenu, « c’est à peine s’il comprend ce qu’il fait ici »« Vous avez à peu près toutes les paraphilies du monde. Même des animaux avec des enfants, ça ne vous pose pas de problème.

– Oui parce que je l’ai déjà fait aussi. »

Le tribunal déclare le prévenu coupable. Le président est grave. « Ce sont des faits particulièrement graves, monsieur, et votre personnalité est particulièrement inquiétante. » Le tribunal le condamne à 7 ans de prison (maintien en détention) puis à un suivi socio-judiciaire (SSJ) pendant 10 ans (3 ans de prison au cas où il ne respecterait pas le cadre). « Vous avez une injonction de soins, et ça commence là, maintenant. » Interdiction, en outre, de la moindre activité avec des mineurs, obligation de travailler et d’indemniser la victime. Inscription (automatique) au Fichier des auteurs d’infractions sexuelles (FIJAIS).

Il vivait reclus dans sa petite boutique infernale dont il organisait le rangement avec maniaquerie : les fichiers images, les fichiers vidéo filles/garçons, et puis des listes de noms et de numéros, actualisées. A la veille des fêtes de fin d’année, on a une pensée pour la nébuleuse invisible mais réelle qui se tient là, autour de lui. Tous ceux et celles qui organisent ces viols, toutes celles et tous ceux qui tirent des profits de ces crimes, tous ceux qui jouissent, si peu humanisés, de massacrer des innocents.

www.epris-de-justice.info