Si aucun consensus n’est trouvé aujourd’hui, il faudra passer au vote. Aujourd’hui, les États parties à la Cour pénale internationale (CPI) se réunissent à nouveau pour décider lequel des trois premiers candidats restants, dans cette compétition éreintante, sera le prochain procureur du tribunal de La Haye. Mais il n’est toujours pas certain qu’aucun d’entre eux fasse « consensus », compte tenu du processus (désordonné), des personnes (imparfaites) et des considérations politiques (opaques).
La date limite pour que les États trouvent le candidat du consensus à l’élection du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a été repoussée à midi aujourd’hui, heure de New York. Il semble inévitable qu’il y ait une élection, bien que la plupart des États auraient préféré un consensus – en d’autres termes, un couronnement dans les règles de l’art.
Quel que soit le choix, il est d’autant plus important que la Cour se trouve actuellement confrontée à « une crise de légitimité », selon les mots de Milena Sterio, professeur de droit à l’université de Cleveland et directrice générale du Public International Law and Policy Group. « La CPI a fait l’objet de nombreuses critiques, arguant que la Cour est une institution faible et inefficace, qu’elle a mené à bien un nombre relativement faible de poursuites et qu’elle est en soit une perte de temps et d’argent », souligne-t-elle. Car ce choix va en effet tracer le chemin de l’institution pendant neuf ans et bien plus encore, car le nouveau procureur va faire des choix ayant un impact à long terme sur les affaires et les situations sous enquête.
La transparence n’est pas une caractéristique de la diplomatie. Chaque ambassadeur conseille sa capitale et défend les intérêts nationaux, à huis clos. Les ambassades basées à La Haye sont très attachées aux détails du droit international. Mais peu d’entre elles ont l’expérience des manœuvres et des transactions qu’exige la constitution d’un accord autour d’un candidat. Dans ce village raffiné, il est plutôt rare d’assister à de longues séances nocturnes avec de longs marchandages dans les couloirs. Dans les conditions du Covid-19, les consultations ont été encore ralenties, et n’ont pas permis de dégager une position commune. A New York, où se trouve le véritable centre du pouvoir, cette élection n’est qu’une des priorités sans fin des diplomates, une des nombreuses cartes dans les mains des délégations, qui peuvent être écartées à la faveur de toute autre position politique.
Aujourd’hui, l’avenir fragile de cette Cour est entre les mains de 123 ambassadeurs qui, comme nous tous, se réunissent en ligne pour essayer de trouver l’homme qui permettra à cette institution d’avancer. Comme l’a souligné la professeure Diane Amann de l’université de Géorgie au micro d’Asymmetrical Haircut, il ne faut pas s’attendre à ce qu’une même personne soit à la fois « un leader planétaire inspirant, un habile diplomate, un brillant patron et un stratège juridique perspicace ».
C’est ce que l’on attend, pourtant.
UN MAIGRE RÉSERVOIR DE TALENTS
Comment s’est déroulé le processus ? Pour comprendre, il faut se replonger dans la dernière réunion de l’Assemblée des États parties (AEP), à La Haye en 2019. Le bureau de l’AEP – le groupe de vingt États et plus qui dirige les comités et sous-comités de surveillance tout au long de l’année – a alors nommé un Comité d’élection du procureur (CEP). Il avait des instructions strictes, il était « bien intentionné », dit Kevin Jon Heller, professeur de droit international à l’Université de Copenhague, et constitué de personnes compétentes. Mais il ne s’agissait pas de remplacer, dit-il, un système où les Etats font le choix final.
Après avoir exploré, selon les mots de la présidente du comité de sélection, Sabine Nolke, le « réservoir bien moins profond que nous l’avions espéré » de talents et d’expériences disponibles, ils sont arrivés à une liste qui a été mal accueillie. « Il n’y a pas eu de consensus » entre les Etats, résume Sterio. Et pour permettre à certains des « grands éléphants » du monde de la justice d’être à nouveau pris en considération, le processus a été rouvert.
Deux autres pressions doivent être prises en compte. La première a été l’examen de la Cour par des experts indépendants, qui ont fait éclater certaines vérités sur ses dysfonctionnements et sur des comportements choquants. Cela s’est accompagné d’un autre mouvement : la montée du phénomène #MeToo, qui permet de discuter plus ouvertement des allégations de harcèlement et de violences sexuelles. « Il y a eu de graves allégations, des accusations d’abus de nature sexuelle qui ont été avancées contre certains des candidats. La plupart de ces accusations sont des ouï-dire », déclare Sterio. Le CEP a pleinement reconnu qu’il ne disposait pas d’un système de contrôle approprié.
Les résultats des séries de consultations menées par le bureau de l’ASP, ont fait l’objet de nombreuses fuites. Seuls des hommes d’Europe occidentale restent finalement en lice, ce qui, selon Heller, « a un certain sens », car la Cour est de plus en plus impliquée dans des situations controversées et très médiatisées impliquant de grandes puissances. « Ce que nous constatons, c’est une prise de conscience par les États que la Cour est en effet trop importante politiquement pour qu’ils ne veuillent pas tenter d’y exercer leur influence », déclare Owiso Owiso, avocat et chercheur de l’Université du Luxembourg.
UN « JEU DU CHAT MORT » ?
Si l’on en croit une épithète couramment entendue par votre correspondante dans la bouche des observateurs, cette élection serait particulièrement « méchante ». Dans le langage diplomatique, le fait d’orienter l’attention d’un côté puis de l’autre est connu sous le nom de « jeu du chat mort » – vous faites en sorte qu’une discussion devienne centrale, vous la reliez aux premiers candidats et – potentiellement – vous laissez passer un troisième candidat. Dans le cas présent, les deux principaux candidats ont tous deux été impliqués dans des affaires kenyanes à la CPI. Si ces affaires devaient être rouvertes, si l’un d’entre eux était procureur, il devrait se récuser. Est-ce un gros problème ? Ou cela fait partie du jeu du chat mort ?
Fergal Gaynor, un Irlandais, est un procureur international expérimenté auprès de plusieurs tribunaux internationaux. Il a été conseil principal des victimes dans une des affaires kenyane à la CPI, il représente des victimes dans l’enquête sur l’Afghanistan et un groupe de Palestiniens. Plus récemment, il a dirigé les équipes d’enquête sur les crimes du régime syrien à la Commission pour la justice internationale et la responsabilité. Il figurait sur la liste restreinte initiale du Comité de sélection mais il n’a pas réussi à obtenir le soutien de la majorité des États. Son investissement dans des situations controversées – Afghanistan et Palestine – fait de lui le meilleur choix pour beaucoup, et le pire pour d’autres. Certains voient en lui un procureur aux principes très solides. Un autre représentant des victimes pense qu’il est « vraiment indépendant ». Un diplomate, qui a préféré ne pas être nommé, estime qu’ »il semble que la pire chose que Fergal ait faite… est de représenter les victimes ».
Karim Khan est un Queen’s Counsel britannique, actuellement chargé de recueillir des preuves sur les crimes commis par l’ancien État islamique en Irak. Un collègue, Tom Lynch, le trouve « inspirant » et le décrit comme « un leader passionné qui fait avancer les choses ». Il a une grande expérience de la défense à la CPI, en tant que conseil principal dans une affaire au Kenya – qu’il a gagnée – et pour des accusés soudanais, congolais et libyens. Le CEP ne l’avait pas inclus dans sa première liste restreinte et a laissé entendre qu’il avait bénéficié du soutien d’une campagne organisée d’ONGs. Cependant, des ONG kenyanes ont aussi publié une lettre véhémente critiquant la façon dont il a agi en tant qu’avocat de la défense, en « faisant taire les voix kenyanes qui voulaient que les responsables rendent des comptes ». Les défenseurs de Khan, sur Twitter, contestent la moindre atteinte à sa probité. Carlos Castresana est moins connu dans les cercles proches de la CPI. En tant que procureur espagnol, il a ouvert un dossier au nom des victimes contre Augusto Pinochet et d’anciens militaires argentins pour des violations présumées des droits humains. Il a ensuite dirigé la Commission contre l’impunité au Guatemala et aurait supervisé la capture de plus de 150 gangsters, politiciens, hommes d’affaires et représentants civils et militaires de haut rang. Cependant, certains contestent ses prétendues réussites, suggérant qu’il était trop proche des élites du Guatemala. Mark Freeman, de l’Institut pour les transitions intégrées (IFIT), travaille avec lui depuis des années et décrit un « homme d’exception : professionnel, pragmatique, doté de principes, intelligent et humble ». Dans un entretien avec El Pais, Castresana suggère qu’il essaierait de diriger la cour sur une voie différente de celle des enquêtes actuelles en Afghanistan, au Myanmar et (potentiellement) en Palestine : « Nous devons éviter d’ouvrir des enquêtes dans des territoires où la compétence n’est pas clairement établie ».
LA POLITIQUE DES GRANDS ÉTATS
Les 123 États parties sont tous membres de la CPI sur un même pied d’égalité. Mais certains sont plus égaux que d’autres. Ils ont plus d’influence, versent plus d’argent dans les caisses de la CPI, sont membres du Conseil de sécurité des Nations unies, de l’Union européenne et de l’Union africaine.
Et comme la Cour a cherché à étendre son champ d’action au-delà des mouvements rebelles des différents conflits africains, elle s’est inévitablement heurtée aux intérêts des grandes puissances. L’idée de parvenir à un consensus, dit Heller, était plus réalisable lors des élections précédentes qu’aujourd’hui, paradoxalement, « à un moment aussi critique pour la CPI, impliquée dans des affaires très médiatisées impliquant des superpuissances comme la Russie [sur les dossiers Géorgie et Ukraine], les États-Unis [sur le dossier Afghanistan], et de grandes puissances régionales comme Israël [dossier palestinien] ».
La CPI se trouve à un tournant délicat avec ces trois grandes puissances, et avec une quatrième, en entrant dans la zone d’influence de la Chine sur le dossier des Rohingyas. Michael Liu, observateur de longue date de la Chine en matière de droit international, constate que « la Chine a suivi avec attention la manière dont la CPI est ou est perçue dans les affaires mondiales. La Chine a clairement fait savoir qu’elle ‘observe’ la stratégie de son procureur en Afrique et la jurisprudence de la Cour que le Myanmar avec peu d’aménité ». Ses déclarations sur le Xinjiang, ajoute-t-il, « ont peut-être fait craquer quelques nerfs ».
POLITIQUE, DROIT ET LÉGITIMITÉ DE LA CPI
Professeur associé à l’Université de l’Indiana, David Bosco suggère que certains Etats membres de la CPI feront leur choix en sachant que « la CPI s’engage sur un terrain dangereux. Et qu’il ne sera peut-être pas productif pour la Cour de lancer des enquêtes qui la mettront en conflit avec les États-Unis et certains autres pays puissants ». Ces Etats pourraient souhaiter que le procureur soit « beaucoup plus circonspect sur ses enquêtes ». « Un certain nombre d’importants bailleurs seraient de cet avis, notamment en Europe et au Japon », ajoute-t-il, suggérant que « l’Afghanistan, la Palestine ont créé une inquiétude sur le fait que le tribunal soit entraîné sur des terrains où il lui sera difficile d’être efficace et où il va générer beaucoup de controverses ». A l’inverse, Bosco reconnaît que de nombreux autres Etats membres considèrent ces initiatives comme « positives », et qu’il existe peut-être même un groupe encore plus important d’Etats qui, au contraire, « pensent que la Cour a été trop prudente à ses débuts et trop déférente envers les grandes puissances ».
« Nous ferions tous mieux de penser au droit pénal international comme à une question de politique ET de droit plutôt que de faire prévaloir le droit sur la politique », analyse Mark Drumbl de l’Université de Washington et Lee.
« J’ai cette crainte que la cour soit très proche de perdre sa légitimité », complète la professeure Chantal Meloni, de l’Université de Milan. Elle ajoute que de nombreuses personnes – en particulier dans la communauté des ONG – ont jusqu’ici soutenu la Cour, mais qu’elles pourraient « conclure que cette Cour est sans tête et que nous n’avons pas besoin de cette CPI parce qu’elle fait plus de mal que de bien ». Pour elle, un revirement sur la Palestine (sur laquelle les juges viennent d’autoriser l’ouverture d’une enquête) ou l’Afghanistan, signifierait « que la Cour est faible avec les Etats forts et forte avec les Etats faibles ».
Drumbl appelle à un peu plus « d’honnêteté, de franchise et de modestie » de la part de la Cour. « Si vous vous présentez comme un outil de lutte contre l’impunité, comme un oracle du légalisme, si vous déplorez que les États agissent d’une manière qui pourrait vous empêcher d’atteindre vos objectifs, vous ne pouvez être que perdants lorsqu’il devient évident que même dans vos fonctionnements et procédures internes, il y a une profonde disposition à la politisation, à la défense des intérêts personnels et à la bureaucratisation ».
Si tous les organes ont été critiqués par le rapport des experts indépendants, le bureau du procureur a été particulièrement visé. Cité 642 fois et qui fait l’objet de plus de cinquante recommandations sur la façon dont il devrait changer. Même les partisans les plus actifs et les plus enthousiastes de la CPI ne peuvent plus ignorer certaines des faiblesses des enquêtes menées par les deux premiers procureurs durant une vingtaine d’années.
Ces dernières années n’ont pas permis à la CPI « d’émerger comme une sorte de machine de combat maigre et méchante », constate Heller. « Peu importe qui sera le prochain procureur, il sera confronté à un ensemble de dilemmes incroyablement compliqués, probablement insolubles ». En attendant, à New York, c’est au tour des États d’être confrontés à des choix difficiles.