Essa Faal

JUSTICEINFO.NET : Vous avez commencé votre carrière comme procureur en Gambie au début des années 1990. Comment fonctionnait le système judiciaire au moment où Yahya Jammeh a pris le pouvoir ?

ESSA FAAL : J’ai commencé ma carrière au moment où Jammeh est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat militaire. Des décrets étaient évidemment souvent adoptés pour tenter de renforcer le pouvoir de la junte. A l’époque, le pouvoir judiciaire n’était pas altéré par Jammeh. Mais quelques dossiers difficiles montraient dès le départ que Jammeh s’intéressait à ce que faisait le pouvoir judiciaire et qu’il prendrait des mesures pour s’ingérer dans son travail s’il ne prenait pas des décisions qui allaient dans son intérêt. Jammeh comprenait la loi comme un instrument permettant d’assurer l’obéissance du peuple.

Et d’exercer la répression et les abus ?

Oui. Je veux dire que si vous regardez les décrets qui ont été adoptés, beaucoup d’entre eux avaient cet effet.

Y a-t-il eu un moment où vous avez senti qu’en restant procureur, vous vous compromettiez ?

Non. Il y a eu quelques situations où j’ai été « testé ». A un moment, Jammeh a ordonné que je sois transféré à l’armée pour devenir procureur militaire. J’ai refusé. Et il ne s’est rien passé. Je n’étais pas le seul cas. Un de mes collègues, Alagie Marong, qui travaille aujourd’hui pour les Nations unies, a été visé pour être muté à la tête de la police judiciaire. Nous avons tous les deux refusé et il ne s’est rien passé.

Vous avez donc pu vous y opposer et garder votre emploi ?

Oui. J’ai subi quelques accrocs, mais rien de vraiment grave. Pendant cette période, Jammeh voulait jouer les gros bras. Il essayait d’accroître son pouvoir au-delà de ce qui était autorisé par la loi mais il n’était pas encore un dictateur et, parfois, il était contesté.

Comment conciliez-vous ce que vous dites avec tout ce que nous avons entendu devant la Commission vérité sur les arrestations illégales, la torture, dans les premières années du règne de Jammeh ?

Oui, il y avait des signes de tendances dictatoriales. Mais il n’avait pas ce statut de dictateur. Il y avait un système en place. Il y avait des institutions. Il est devenu un dictateur par la suite, lorsqu’il a pu briser le dos ou la volonté de ces institutions au point que tout le monde s’y est conformé.

Quand a eu lieu ce tournant ?    

Cela a pris des années. En 1996, Jammeh a été élu président. Ce fut un tournant parce que [avant cela] il essayait toujours de se faire aimer du peuple parce qu’il voulait gagner les élections et rester au pouvoir. Dans les premières années qui ont suivi son élection, Jammeh était encore raisonnable. Puis il s’est davantage raidi dans sa fonction et a fait tout ce qui était possible pour accroître son pouvoir. Ce fut le début de la naissance d’un dictateur.

J’ai quitté la Gambie à la fin de 1997. Des décrets militaires existaient dans les textes de droit. Mais la nouvelle Constitution était une déclaration des droits normale comme l’on en trouvait dans de nombreux pays africains. La dictature n’était pas encore installée. Jammeh était encore vulnérable.

Nous ne savions pas comment les personnes disparues avaient été tuées. Beaucoup d’entre nous croyaient la propagande du gouvernement selon laquelle les gens étaient morts au cours d’échanges de tirs ou pendant les combats.

Jusqu’en 1997, en tant que procureur, aviez-vous une idée précise des violations des droits de l’homme qui se produisaient ?

Nous savions qu’il y avait eu un coup d’État ou une tentative de coup d’État en 1994, mais nous ne savions pas ce qui s’était réellement passé. Nous ne savions pas comment les personnes disparues avaient été tuées. Beaucoup d’entre nous pensaient ou croyaient la propagande du gouvernement selon laquelle les gens étaient morts au cours d’échanges de tirs ou pendant les combats.

Et la pratique de la torture contre les civils arrêtés pendant cette période, étiez-vous au courant ?

On entendait des rumeurs selon lesquelles tel individu aurait été torturé en détention. Mais à cette époque, ce n’était pas si courant. De plus, beaucoup de ces choses se passaient en secret. Les gens ne le savaient pas. Ce n’est que beaucoup plus tard que l’Agence nationale de renseignements est devenue une institution notoire pour la torture. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’ils ont créé l’Agence de répression de la drogue qui est également devenue un instrument d’oppression.

Qu’est-ce qui vous a fait accepter le poste de conseiller juridique principal de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) ?

J’ai travaillé dans beaucoup de dossiers intéressants et difficiles, mais il s’agissait de dossiers dans des pays étrangers, avec des gens que je ne connaissais pas, des environnements qui ne m’étaient pas familiers. Le cas de la Gambie me concerne, il s’agit de mon propre peuple, de ma famille et de l’avenir de mon pays. Alors, être invité à venir y contribuer est le plus grand honneur que l’on puisse recevoir. Pour être tout à fait franc, ce fut la décision la plus facile à prendre. Je laisserais tout derrière moi pour faire cela.

En juin dernier, vous nous avez déclaré : « Nous avons tous contribué [à la dictature]. Notre silence y a contribué. Nous voyions les mauvaises lois. Personne ne voulait rien dire et cela a encouragé le dictateur. Jammeh a continué à repousser les limites. »

Considérez-vous le travail à la TRRC comme une responsabilité personnelle ?

C’est une responsabilité à la fois personnelle et professionnelle. C’est personnel simplement parce que c’est chez nous. Beaucoup de ces gens qui ont été arrêtés, battus et torturés, je les connais. C’est aussi profondément personnel parce qu’il s’agit de l’avenir de mon pays.

Quelles sont les défaillances institutionnelles qui ont permis l’avènement d’un dictateur ? Nous avons tous intérêt, nous les Gambiens, à veiller à ce que le processus de la Commission vérité et réconciliation soit mené correctement, afin que chaque Gambien s’engage à ce que plus jamais nous ne permettions à un individu de dominer notre société. Cela doit ouvrir la voie à l’état de droit dans ce pays. Nous ne pouvons pas nous permettre de le gâcher. Et c’est pourquoi il s’agit d’une croisade personnelle et d’une responsabilité professionnelle.

C’est notre silence qui a renforcé et cimenté la dictature de Jammeh.

Mais vous sembliez aussi suggérer que les intellectuels comme vous devaient reconnaître leur propre responsabilité.

En effet. Les lois ne se sont pas écrites toutes seules, Jammeh ne les a pas écrites – ce sont nous, les juristes, qui les avons écrites. Ce sont ceux qui siégeaient au parlement qui les ont fait passer. Ce sont les officiers de police et les fonctionnaires qui les ont appliquées.

L’une des pires lois qui ait jamais été adoptée dans ce pays est celle qui permettait au président de faire des affaires. À première vue, cela paraît bénin. Mais si vous y regardez de près, elle a ouvert un nouveau espace pour Jammeh. Il a créé un environnement où les affaires et l’entrepreneuriat ne pouvaient pas prospérer parce que les gens avaient peur de lui. Jammeh a éradiqué la concurrence, tout tournait autour de lui. C’est nous qui avons adopté cette loi, c’est nous qui l’avons regardé devenir un requin, s’attaquer aux investisseurs dans tous les secteurs auxquels il s’intéressait. C’est donc notre silence qui a renforcé et cimenté la dictature de Jammeh.

Je pense que les Gambiens ont maintenant compris l’importance de leur voix. Ils ne se tairont plus.

Comment évaluez-vous l’avancement des travaux de la TRRC jusqu’à ce jour ?

Je pense que nous avons beaucoup accompli. Nous avons mis au jour des faits et des violations des droits que les gens n’auraient jamais cru possibles dans ce pays. Les Gambiens disaient que des violations se produisaient, mais qu’elles étaient le fait d’étrangers. Eh bien, maintenant nous savons que ce sont nous, les Gambiens, qui avons tué nos frères. Regardez tous les sujets que nous avons traités : nous avons démystifié le coup d’État de juillet 1994 et la façon dont il s’est produit ; nous avons étudié comment Jammeh a attaqué tous les éléments et les autorités qui pouvaient le contrôler ; nous avons couvert la façon dont Jammeh a attaqué et muselé les médias ; nous avons mis au jour un nombre incalculable de cas de torture ; nous avons exposé la façon dont Jammeh a attaqué les membres de l’opposition [et] les fonctionnaires, les arrestations et les détentions illégales ; nous avons également exposé le recours aux Junglers [un escadron de la mort] pour tuer ses ennemis présumés. Nous avons accompli beaucoup de choses.

Jammeh est maintenant considéré comme une personne totalement corrompue et malhonnête, comme un menteur, un meurtrier, un violeur et un voleur. Il est perçu comme un Gambien antipatriotique.

Vous avez parlé de démystifier Jammeh. Pouvez-vous nous expliquer ?

Il y a une certaine aura qui entoure toujours le pouvoir et les dirigeants, et Jammeh en jouissait. Il a réussi à se métamorphoser d’un simple sous-lieutenant en une figure déifiée. Beaucoup de gens le voyaient comme Dieu sur terre. Souvenez-vous de ces images de lui jetant de l’eau et de ces imams et de ces anciens respectés qui se précipitaient pour toucher cette eau. Ils pensaient qu’elle les nettoyait ou les purifiait. C’est embarrassant, n’est-ce pas ?

Jammeh jouissait, auprès d’un partie de la population, d’une telle stature. Qui le regarde ainsi aujourd’hui ? Très peu de gens. En fait, Jammeh est maintenant considéré comme une personne totalement corrompue. Il est considéré comme une personne malhonnête. Il est considéré comme un menteur. Il est vu comme un meurtrier. Il est vu, à tort ou à raison, comme un violeur. Il est vu comme un voleur. Il est perçu comme un Gambien antipatriotique.

Pensez-vous que les preuves présentées jusqu’ici à la Commission suffiraient à le reconnaître coupable de ces crimes devant un tribunal ?

Ses lieutenants, son ministre de la Défense [Edward Singhatey], son vice-président Sanna Sabally, tous l’ont impliqué dans ces meurtres comme celui qui a les a ordonnés, comme celui qui a participé à une entreprise commune où l’on acceptait de ne pas faire de prisonniers, de violer toutes les normes de comportement civilisé, de violer tous les principes consacrés par les Conventions de Genève. Donc, oui, je veux croire que devant un tribunal, il serait reconnu coupable de meurtre.

Dans l’évaluation du travail de la Commission vérité elle-même, quelles sont, selon vous, ses faiblesses ?

Je pense que là où nous ne nous en sortons pas très bien, c’est pour atteindre au mieux toutes les régions du pays. Une grande partie des audiences se déroulent en anglais et nous sommes une société multiculturelle. C’est notre plus grand manque. Si nous avions la possibilité de permettre à chacun d’entendre et de suivre les délibérations dans sa propre langue, ce serait fantastique. Nous sommes incapables de le faire.

Il y a aussi des gens qui ont aujourd’hui besoin de réparations. Nous n’avons pas les ressources nécessaires pour pouvoir répondre aux besoins de tous ces gens. La Commission essaie de répondre à certains d’entre eux. À l’heure actuelle, certaines victimes des 10 et 11 avril 2000 ont été transportées par avion en Turquie pour y être soignées. Nous aurions aimé que la Commission en fasse plus, mais ce n’est pas possible pour le moment.

Les personnes mentionnées devant la Commission pour leur rôle présumé dans des crimes sont notifiées de ce fait. Envisagez-vous d’envoyer un telle notification à Jammeh ?

A l’évidence, Jammeh n’est pas en Gambie. La Commission devra se pencher sur cette question et voir s’il faut lui demander de comparaître. Je ne sais pas comment cela va se passer. Personne n’est au-dessus de la loi. C’est donc une possibilité. Mais tout dépend si nous avons la possibilité d’interagir avec lui ou non.

Pensez-vous que s’il reste hors d’atteinte, cela affectera le résultat de la Commission ?

Non. La Commission aura une base suffisante pour rédiger ses conclusions et ses propres recommandations. En fin de compte, je pense que toute commission sérieuse qui se pencherait sur les activités de Jammeh formulerait une recommandation de poursuites pénales à son encontre ou une toute autre forme lui demandant des comptes. On peut s’y attendre.

Jammeh bénéficie toujours de soutiens dans ce pays, mais ce n’est pas une raison pour ne pas poursuivre qui que ce soit. La question est de savoir si l’application de la loi entraînerait des divisions dans notre société et si ces divisions seraient nuisibles.

Pensez-vous que la Gambie est prête à ce que Jammeh comparaisse devant la Commission ou à ce qu’il y fasse l’objet de poursuites ?

Jammeh bénéficie toujours de soutiens dans ce pays, mais ce n’est pas une raison pour ne pas poursuivre qui que ce soit. Ses partisans ont le droit de faire connaître leur position. Nous sommes en démocratie. Mais la loi doit aussi suivre son cours. La question est de savoir si l’application de la loi entraînerait des divisions dans notre société et si ces divisions seraient nuisibles. Il s’agit peut-être d’une question politique à laquelle ceux qui détiennent l’autorité politique doivent réfléchir. Mais si je devais en décider, les gens qui ont commis des crimes dans ce pays doivent être poursuivis dans ce pays, pour que chacun sache que, peu importe que vous soyez privilégié, puissant ou non, lorsque vous commettez un crime, vous serez traités conformément à la loi.

Mais à la TRRC, fondamentalement, ce que vous dites aux témoins, c’est que s’ils disent la vérité, présentent des excuses et s’engagent à réparer les victimes, ils ne peuvent pas aller en prison ou être punis par un tribunal pénal…

Mais c’est justement l’idée : la personne ne doit pas nécessairement aller en prison. Ma règle, c’est l’état de droit. Et la loi dans ce pays est que si vous comparaissez devant la commission vérité et que vous dites la vérité, que vous ne vous soustrayez pas à vos responsabilités et que vous exprimez des remords, on peut recommander l’amnistie pour vous. Mais nous parlions de Jammeh. La loi sur la Commission vérité et réconciliation est très claire : vous ne pouvez pas recommander l’amnistie pour ceux qui portent la plus grande responsabilité des crimes. Et il est tout à fait évident, d’après le témoignage de Sanna Sabally et des Junglers, que Yahya Jammeh en porte la responsabilité ultime. Par conséquent, il n’aura droit à aucune recommandation d’amnistie. Il devra répondre de ces violations.

Nous ne pouvons pas non plus recommander l’amnistie pour les crimes contre l’humanité. Il se peut que la Commission constate que certaines de ces violations constituent des crimes contre l’humanité et que, par conséquent, il n’y ait pas de recommandation d’amnistie.

Et ces règles s’appliqueraient aux anciens collègues directs de Jammeh ?

Je suppose qu’ils relèveraient de la même catégorie. Mais c’est à la Commission de procéder à cette évaluation.

Qu’est-ce que vous préférez ? Que je ne les interroge pas de façon ferme et qu’ils mentent et s’en sortent ? Ou qu’on les interroge si vigoureusement qu’en fin de compte, ils disent la vérité ?

Vous avez donné à la Commission un ton de procureur que beaucoup de commissions vérité n’ont pas. Vous utilisez des techniques d’interrogatoire qui sont typiques des procédures pénales contradictoires. Avez-vous planifié cela à l’avance ?

Nous avons différentes catégories de témoins qui comparaissent devant la Commission. Vous avez les victimes ; elles sont interrogées avec précaution, elles viennent parler de leur victimisation et s’en vont. Vous avez les témoins réguliers qui n’ont pas été cités de façon négative, ils viennent, donnent leur témoignage et s’en vont. Et puis, vous avez les gens contre qui des allégations ont été émises. Beaucoup d’entre eux voudraient venir et mentir.

Qu’est-ce que vous préférez ? Que je ne les interroge pas de façon ferme et qu’ils mentent et s’en sortent ? Ou qu’on les interroge si vigoureusement qu’en fin de compte, ils disent la vérité ? Je choisis la seconde option. C’est parmi les personnes accusées que nous avons le plus haut pourcentage d’aveux. Cela n’est pas dû au fait qu’elles veulent venir et avouer publiquement des crimes [mais] parce qu’elles sont interrogées d’une telle manière qu’elle leur permet de dire la vérité.

Je ne pense pas que les commissions vérité soient là pour étouffer la vérité. Les commissions vérité sont là pour découvrir la vérité d’une manière moins controversée, moins conflictuelle. Si vous regardez ce que nous faisons, nous n’avons pas de situation conflictuelle. De fait, les personnes contre qui des accusations ont été formulées sont informées de leur droit de faire appel à un avocat. Or, aucune d’entre elles n’a choisi de le faire jusqu’à présent. Et en toute honnêteté, elles quittent toutes [la TRRC] soulagées. J’ai eu des échanges avec les Junglers : ils se sont sentis soulagés à cette occasion.

Yankuba Touray, l’un des principaux dirigeants du coup d’État militaire de 1994, a été arrêté pour outrage au tribunal pour avoir refusé de répondre aux questions de la Commission. Le ministre de la Justice l’a ensuite inculpé de meurtre. Cette décision a été critiquée. Comment l’analysez-vous ?

Il est rare qu’une décision, surtout une décision aussi controversée que celle-ci, fasse l’unanimité. Mais le ministre de la Justice a la responsabilité de faire respecter la loi dans ce pays. Si le ministre choisit d’exercer son autorité dans une situation particulière et qu’il pense que, dans les circonstances, il doit appliquer la loi, je ne remettrai pas cela en question. Et pour être tout à fait franc, je pense que c’est une façon de trouver une issue à la situation. Voyez-vous, pour les accusations d’outrage, les gens peuvent aller en prison pour cinq jours. Pensez-vous que cela aurait réglé le problème ? Beaucoup de gens viendraient ici et feraient le sacrifice d’aller en prison pendant cinq jours plutôt que de venir dire la vérité sur certaines choses. Parce que c’est assez inconfortable de dire : oui, j’ai tué cette personne d’une façon horrible. Qu’est-ce qui aurait pu se passer si, disons, Yankuba Touray avait été autorisé à quitter la prison de Mile 2 après cinq jours ou deux semaines (dans le cas où d’autres accusations de subornation de témoins auraient abouti) ? Certains peuvent penser que la décision de l’inculper de meurtre, au vu des preuves déjà présentées, donne un meilleur exemple aux Gambiens.

Les gens viennent ici et répondent à des questions difficiles parce qu’ils sentent qu’ils doivent le faire. S’ils savent qu’ils n’ont pas à le faire, ils ne le feront pas.

Étiez-vous convaincu que si l’on permettait à Touray de s’en tirer à bon compte, cela affecterait la crédibilité de la Commission ?

Oui. Le fait est que nous ne voudrions pas que la Commission soit perçue comme un tigre de papier. Nous disons aux gens : lorsque vous vous présentez devant la Commission, vous avez le devoir de témoigner honnêtement et vous avez la responsabilité de répondre aux questions. Les gens viennent ici et répondent à des questions difficiles parce qu’ils sentent qu’ils doivent le faire. S’ils savent qu’ils n’ont pas à le faire, ils ne le feront pas. Et alors le peuple gambien ne connaîtrait pas la vérité et des millions auraient été dépensés pour rien. Cela s’est produit dans d’autres pays. Certaines commissions vérité ont échoué lamentablement.

Revenons à la controverse autour de Fatou Bensouda, ressortissante gambienne qui est l’actuelle procureure de la Cour pénale internationale (CPI). Nous avons vu d’anciens ministres se présenter pour témoigner devant la TRRC et admettre leur responsabilité personnelle ou collective. Fatou Bensouda était ministre de la Justice sous Jammeh. Pourquoi serait-elle une exception et ne serait-elle pas appelée à témoigner ?

C’est une tempête dans un verre d’eau. Les gens font beaucoup de bruit pour rien. C’est peut-être un malentendu sur le témoignage. Ce qui s’est passé, c’est que nous avons eu un témoin [Batch Samba Jallow] qui a expliqué qu’ils avaient été arrêtés, détenus et poursuivis [à la fin de 1995]. A un moment donné, après environ un an, le ministère de la Justice s’est saisi du dossier et Fatou Bensouda s’est trouvée être la personne en charge de l’affaire. En général, pour n’importe quel juriste, au moment où on vous remet un dossier, vous regardez d’abord si les chefs d’accusations sont adaptés ou non. Elle les a examinés et a pensé qu’une autre qualification serait plus appropriée. Elle a recommandé une modification des charges. À l’audience suivante, elle a évalué le dossier et a recommandé que les accusations soient retirées et les charges ont été abandonnées. Alors, quel est le problème ? Quel est son crime ? Je pense que Batch Samba Jallow a commis une grave erreur lorsqu’il a dit que Fatou Bensouda était l’architecte de tous leurs problèmes simplement parce qu’il avait mal compris le système de justice pénale et son fonctionnement.

Je ne vais pas rester assis là, à soutenir un récit qui ferait porter à Fatou Bensouda la responsabilité de tout ce qui leur est arrivé alors que je sais pertinemment qu’elle n’avait pas grand-chose à voir avec cela.

Ne croyez pas que nous ne faisons que protéger Fatou Bensouda de toute responsabilité. Je sais que les gens diront que nous avons une bonne relation : elle a été ma patronne. Je la tiens en très haute estime. Mais cela ne va pas plus loin.

Le fait demeure qu’entre 1994 et 2000, Fatou Bensouda a occupé des postes où elle a eu accès à des informations et à Jammeh lui-même, qu’elle a servi. Ne serait-il pas intéressant de l’entendre ?

Dans l’affaire que Batch Samba Jallow a évoqué, Fatou Bensouda était avocate générale agissant en tant que directrice adjointe des poursuites. Elle n’était pas ministre de la Justice ni conseillère spéciale de Jammeh. Ces périodes sont donc différentes.

Mais laissez-moi vous dire quelque chose. Nous allons tenir une audience institutionnelle au cours de laquelle nous examinerons le ministère de la Justice et certaines des décisions qui y ont été prises. Nous ne visons pas un individu en particulier. Nous examinons toutes ces années, toutes ces lois qui ont été adoptées ou tous ces graves dossiers sur lesquels le ministère de la Justice a travaillé. Nous allons faire venir les personnes concernées, y compris le directeur des poursuites pénales, le procureur général ou son adjoint, pour qu’ils viennent témoigner sur certaines choses. Si Fatou Bensouda se trouve être l’une de ces personnes qui ont été impliquées dans un ou plusieurs des domaines qui pourraient nous intéresser, elle sera appelée à témoigner.

Ne croyez pas que nous ne faisons que protéger Fatou Bensouda de toute responsabilité. Je sais que les gens diront que nous avons une bonne relation : elle a été ma patronne, elle a été ma supérieure au ministère de la Justice, je la respectais et j’ai beaucoup appris d’elle. Elle était ma supérieure à la CPI. Nous avons eu une interaction directe. Je la tiens en très haute estime. Mais cela ne va pas plus loin. J’ai la responsabilité professionnelle d’agir correctement et équitablement. Si, au cours de nos enquêtes, certaines choses surgissent dont je pense que Fatou Bensouda devra répondre, elle viendra et répondra et je crois qu’elle se justifiera parce que je l’ai toujours considérée comme un bon leader.

Vous avez travaillé pendant de nombreuses années comme procureur ou avocat de la défense dans des tribunaux internationaux, y compris la CPI. Que vous inspire votre passage de la justice pénale à une commission vérité ?

J’ai vu des moments assez cathartiques dans les commissions vérité. Pour moi, cela renforce leur valeur. Nous avons vu des gens venir ici, ils ont éprouvé un apaisement et ont pu tourner la page du simple fait qu’on leur a donné l’occasion de s’asseoir là et de partager ce qui leur est arrivé. Nous avons vu des situations où agresseurs et victimes ont soudain choisi de s’embrasser et d’essayer de se pardonner et de se réconcilier. Cela montre que, dans la quête de la justice, d’autres choses peuvent être très utiles et efficaces qu’un système de justice pénale. Les commissions vérité fonctionnent vraiment parfois.

Et vous ne le saviez pas avant ?

Je n’en étais pas si convaincu. J’étais procureur général adjoint par intérim au Timor oriental quand ils ont eu leur commission vérité. Elle n’a pas eu beaucoup d’impact. Au niveau de mon bureau, elle n’a pas changé notre travail d’un pouce. Mais en Gambie, c’est la première fois que je vois une commission vérité produisant des résultats aussi intéressants.

Pouvez-vous identifier les facteurs qui ont pu rendre le processus plus efficace en Gambie ?

Dans la plupart des pays, on veut en faire un exercice sociologique ou anthropologique. On tient donc les avocats à l’écart. Dans d’autres, on veut en faire un exercice judiciaire et on fait appel à des avocats. Or, chacune de ces versions échouera. Je pense qu’il s’agit de trouver le bon équilibre et les bons arrangements institutionnels. En Gambie, vous avez un bon mélange. Vous avez des avocats, mais ce n’est pas nécessairement un processus de justice pénale. Ainsi, les avocats aident à révéler la vérité sans avoir un processus procédurier et les querelles entre avocats. Mais la composante justice n’est pas complètement supprimée : elle a simplement été partiellement reportée. Cela aide aussi.

Vous préconisez une combinaison de recherche de la vérité et de responsabilité pénale. Faut-il, comme nous le voyons en Gambie, commencer par la recherche de la vérité avant de passer à la responsabilité pénale ?

Oui, ce séquençage est très important.

La difficulté d’obtenir des preuves est le cœur du problème. Pour les dictatures, il est plus difficile de révéler et de rassembler les preuves. Seul un effort de recherche de la vérité aidera à faire ressortir ces faits.

Les commissions vérité sont nées dans les années 80 en Amérique latine et certains universitaires affirment qu’elles ont fonctionné parce qu’elles étaient bien adaptées à la spécificité des dictatures militaires : l’information y était dissimulée, le meurtre y était dissimulé et c’est pourquoi la recherche de la vérité était pertinente et efficace – par opposition, disent-ils, aux situations d’après-conflit où la vérité n’avait pas été cachée.

Le cas de la Gambie soutient-elle cette analyse ?

Tout dépend du processus utilisé pour dire la vérité. Oui, dans une dictature où il y a beaucoup de secrets, un mécanisme de recherche de la vérité sera vraiment utile. Mais même dans un contexte post-conflit, un processus de recherche de la vérité peut aider. La difficulté d’obtenir des preuves est le cœur du problème. Pour les dictatures, il est plus difficile de révéler et de rassembler les preuves. Seul un effort de recherche de la vérité aidera à faire ressortir ces faits grâce à une offre d’amnistie ou quelque chose comme ça. Dans les situations d’après-conflit, la plupart du temps, le vainqueur déterminera quelles sont les preuves et offrira une forme de justice des vainqueurs.

Y a-t-il quelque chose que vous croyiez avant cette commission et que vous ne croyez plus ?

Oui : le pardon n’est pas la réconciliation.

Vous pensiez que ça l’était ?

Je croyais que ça l’était. J’ai vu des gens dire « Je leur ai pardonné », mais la vraie réconciliation est beaucoup plus profonde que cela. Elle va bien au-delà du fait de pardonner à la personne. Il s’agit d’accepter que ces choses sont arrivées [et] qu’il faut aller de l’avant.

Et à quel niveau une commission vérité peut-elle assurer la réconciliation ?

Au moment où les gens sentent qu’ils peuvent maintenant lâcher prise, qu’ils ont dépassé les maux du passé. Au moment où ils voient leur ancien adversaire et ne voient plus d’ennemi.

Avez-vous des preuves que c’est ce qu’une commission vérité peut accomplir ?

Je pense qu’il est possible d’y parvenir. C’est notre objectif. C’est un espoir que je crois réalisable.

Propos recueillis par Mustapha K. Darboe et Thierry Cruvellier, JusticeInfo.net.