Le Rwandais Félicien Kabuga lors de sa première comparution devant le Mécanisme pour les tribunaux internationaux, le 11 novembre 2020 à La Haye. © UN IRMCT / Leslie Hondebrink Hermer

Communément surnommé « le financier du génocide », le Rwandais Félicien Kabuga traîne depuis le génocide de 1994 la lourde réputation d’avoir commandé des machettes utilisées pour tuer les Tutsis. Cette accusation centrale, pourtant, a disparu du nouvel acte d’accusation publié à son encontre. Kigali a réagi par le silence. Explications.

Le Rwandais Félicien Kabuga, aujourd’hui détenu à La Haye après son arrestation il y a près d’une année en France, a importé des cargaisons de machettes dans les mois ayant précédé le génocide contre les Tutsis en 1994. Vérifiable, ce fait n’est pas contesté par l’accusé. Mais à quoi devaient servir ces machettes ? A couper l’herbe des champs ou à tuer les Tutsis ? Le riche homme d’affaires les a-t-il importées dans le cadre d’un plan visant à détruire le groupe ethnique tutsi ? C’est en tout cas la thèse qui a longtemps prévalu et qui restera probablement pour toujours empreinte comme une vérité acquise dans l’opinion publique, depuis la mise en accusation de Kabuga par l’ex-Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1997.

Cette théorie a été cependant graduellement nuancée au cours des années par les procureurs qui se sont succédé sur cette affaire. Au point que cette accusation est carrément abandonnée dans le nouveau acte d’accusation amendé par le magistrat belge Serge Brammertz, procureur du Mécanisme de l’Onu qui assure les fonctions résiduelles du TPIR.

MACHETTES DISTRIBUÉES À GISENYI

Dans un acte d’accusation daté du 22 août 1998, le Camerounais Bernard Muna, procureur adjoint du TPIR, soutenait : « Depuis 1992, Félicien Kabuga, par le biais de sa société, ETS Kabuga, a procédé à l’achat massif de machettes, de houes et d’autres outils agricoles sachant qu’ils seraient utilisés comme armes pendant les massacres ». Cet acte regroupait l’homme d’affaires et sept autres personnalités du Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND), parti de l’ex-président Juvénal Habyarimana. Quatre d’entre eux ont été jugés et condamnés par le TPIR. L’ancien secrétaire général du MRND, Joseph Nzirorera, est décédé en cours de procès, l’ex-ministre de la Défense Augustin Bizimana, est mort en cavale, et l’ex-ministre de l’Enseignement André Rwamakuba a été acquitté.

Le 1er octobre 2004, le procureur gambien du TPIR, Hassan Bubacar Jallow, apporte un léger changement dans les faits reprochés à l’homme d’affaires, qui fait désormais l’objet d’un acte d’accusation séparé. « Félicien Kabuga a ordonné aux employés de sa société Kabuga ETS d’importer un nombre impressionnant de machettes au Rwanda en 1993. En avril 1994, il a ordonné aux membres des Interahamwe sur lesquels il exerçait un contrôle effectif de transporter des machettes et autres armes à Gisenyi et de les y distribuer aux Interahamwe. Entre le 7 avril et le 17 juillet 1994, les Interahamwe ont utilisé les machettes à Gisenyi pour exterminer la population tutsie. En ordonnant l’importation et la distribution de machettes aux Interahamwe, Kabuga a aidé et encouragé les tueries commises par les Interahamwe ».

Dans son texte amendé d’avril 2011, Jallow ne tire plus de conclusion si claire sur l’intention initiale de Kabuga. Il écrit simplement : « En avril 1994, Félicien Kabuga a chargé des lnterahamwe sur lesquels il exerçait un contrôle de transporter des machettes et d’autres armes à Gisenyi et de les distribuer aux Interahamwe à Gisenyi les 3 et 7 avril 1994 et il les a incités à agir ainsi. Ces lnterahamwe ont utilisé ces armes et ces machettes à Gisenyi entre le 7 avril et le 17 juillet 1994 pour exterminer ou tuer des personnes identifiées comme étant des Tutsis à la ‘Commune Rouge’ et en d’autres endroits de la préfecture de Gisenyi ».

ACCUSATION DÉFINITIVEMENT ABANDONNÉE

Après plus de 20 ans de cavale, Kabuga, que l’opinion populaire rwandaise disait protégé par les esprits de ses ancêtres, est arrêté le 16 mai 2020, à Paris. Aussitôt, le procureur du Mécanisme se met en devoir d’actualiser le dossier. « Tous les éléments de preuve qui ont été utilisés pour avoir le mandat d’arrêt confirmé et l’acte d’accusation confirmé datent de très longtemps (…) Il faut donc retourner vers les témoins de l’époque, voir qui est encore disponible », explique Brammertz à Justice Info en septembre 2020. Il précise avoir renforcé son équipe au Rwanda en y transférant cinq de ses collaborateurs et « en engageant » cinq autres « nouveaux procureurs et enquêteurs ». Parmi eux la Française Aurélia Devos, ancienne magistrat du parquet au pôle crimes contre l’humanité du tribunal de grande instance de Paris, poste dans lequel elle a acquis une connaissance du dossier rwandais.

Ce travail a abouti à un nouvel acte d’accusation amendé, déposé par Brammertz le 15 janvier et confirmé par les juges le 24 février. L’accusation d’importation de machettes à des fins génocidaires est définitivement abandonnée, seules sont maintenus le transport et la distribution de machettes en certains endroits de la capitale, Kigali, et dans les préfectures de Gisenyi et Kibuye.

COMMANDES DE MACHETTES SIMILAIRES PAR UNE AUTRE SOCIÉTÉ

Pourquoi l’abandon de ce point de l’acte d’accusation initial, jusque-là considéré comme un fait de notoriété publique ? Le bureau de Brammertz n’a pas souhaité répondre à nos questions. C’est l’Américain Stephen Rapp, ancien chef des poursuites au TPIR, qui donne une explication à Justice Info. « Nous avions des preuves des commandes massives de machettes, auprès de la Chine, par la société de Kabuga, et de leur livraison au Rwanda via le port de Mombasa (au Kenya) en 1993. Le défi était toujours de prouver que ces machettes avaient été distribuées aux tueurs et utilisées pendant le génocide. Il y avait des commandes massives similaires par une autre société à la même période et il y avait une large demande de ces outils dans l’agriculture au Rwanda et au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo, voisine du Rwanda) ».

C’est aussi ce qu’affirmait le sociologue français André Guichaoua, témoin expert du procureur dans de nombreuses affaires au TPIR, dans un article publié le 1er octobre 2020. « Très vite, les recherches du TPIR ont buté sur l’absence de preuves tangibles, écrit-il. Les archives issues des ministères, y compris les dépenses militaires, ne permettaient pas d’établir les liens (des importations de Kabuga) avec le génocide. La ‘thèse des machettes’ s’avérait fort aléatoire. Il était presque impossible d’établir la responsabilité directe et personnelle de l’accusé et de prouver que les machettes étaient importées dans l’intention de tuer ».

KIGALI SE REFUSE À COMMENTER

L’unanimité fait loi à Kigali. Interrogé par le correspondant de Justice Info à Kigali, Raissa Mucyo, conseillère du ministre rwandais de la Justice, a refusé de commenter « une affaire en cours ». Le parquet et la Commission nationale de lutte contre le génocide ont, également, indiqué qu’ils attendaient l’issue du procès. Jean-Damascène Karinda, commissaire aux affaires juridiques d’Ibuka (la principale organisation de survivants du génocide), a abondé dans le même sens, avant de poursuivre : « Le procureur a la responsabilité de porter devant le tribunal les faits pour lesquels il espère trouver des éléments de preuves au moment du procès. Nous n’avons donc aucun problème avec cet acte d’accusation, étant donné que Kabuga reste poursuivi pour crimes de génocide et crimes contre l’humanité. »

Kabuga reste effectivement sous le coup des charges graves d’entente en vue de commettre le génocide, génocide, d’incitation directe et publique à commettre le génocide, persécution pour des raisons politiques, extermination et meurtre. Comme dans les précédents actes d’accusation, le procureur affirme que Kabuga est responsable du contenu des émissions incendiaires la Radio-télévision des mille collines (RTLM), qu’il a apporté un soutien moral, logistique, matériel et financier aux miliciens Interahamwe dans la capitale, Kigali, et dans les préfectures de Gisenyi et Kibuye. Il est accusé d’avoir mis des véhicules à la disposition des Interahamwe pour faciliter leurs déplacements lors de leurs opérations meurtrières, de leur avoir distribué des machettes et d’autres armes, de leur avoir donné de l’argent et de la nourriture, d’avoir félicité les plus zélés dans les massacres et réprimandé les moins actifs.

UNE STRATÉGIE « RAPIDE ET EFFICACE » ?

Bien que resserré, le nouvel acte d’acte d’accusation, qui ne s’attarde pas comme les précédents sur la présentation de l’accusé, fourmille de détails sur les crimes imputés à Kabuga, ce qui laisse présager qu’un nombre très important de témoins seront appelés à la barre. Abandonnant les affirmations antérieures selon lesquelles Kabuga exerçait un pouvoir, une autorité et une influence sur tous les militaires, les Interahamwe, les autres milices, les civils armés et les autorités administratives, le procureur Brammertz est plus précis que ses prédécesseurs sur « la responsabilité de l’accusé dans la RTLM et son appui multiforme aux jeunesses Interahamwe », souligne Guichaoua. « Au regard du profil et de l’âge de l’accusé, cette stratégie se veut rapide et efficace, dit-il. Elle établit les charges sur la base de crimes documentés par des témoins directs, crimes dont la gravité et l’étendue justifie une peine exemplaire (…) Vingt-cinq ans après les faits et vu la multiplicité des crimes recensés, aucun avocat ne pourra documenter contradictoirement sur place les faits allégués et les acteurs impliqués auprès de populations étroitement encadrées par les autorités. »

Une rapidité, jusqu’à présent, toute relative. L’ouverture du procès n’est pas prévue avant le dernier trimestre 2021 alors que, selon son avocat, l’état de santé de l’accusé se dégrade.