Dans une interview que vous nous aviez accordée le 27 septembre 2019, vous aviez rappelé aux Autorités d’alors que dès lors qu’il est établi qu’un Magistrat a commis un manquement aux charges de ses fonctions ou à celles de son Statut, il devrait être exclu de votre corporation. A date, juste après l’immersion gouvernementale, le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et des Droits de l’Homme, Maître Moriba Alein KONE, a fait un véritable réquisitoire contre le système judiciaire guinéen.
Il a notamment dénoncé à la fois les juges corrompus, les mauvais jugements, la surpopulation carcérale. Bref, une justice gravement malade qui doit être admise en soins intensifs.
Monsieur DIAWARA, face à cette situation qui défraie la chronique et qui porte un coup rude contre la Magistrature guinéenne, nous souhaiterions recueillir le point de vue du Président de l’Association des Magistrats de Guinée ?
Mohamed DIAWARA : D’abord cette sortie du Ministre de la Justice ne me surprend pas du tout, puisque dans ses habitudes et au quotidien, vous ne l’entendrez que proférer des critiques contre les Magistrats ou brandir comme un trophée de guerre son droit de suspension contre tel ou tel autre. Il s’est érigé en adversaire de tout Magistrat qui ne partage pas ses points de vue ou qui lui rappelle, au détour d’une conversation, le sens des règles de la loi ou des procédures en vigueur.
Ce n’est pas ce que prescrit la loi qui l’importe, mais seulement et uniquement ce qu’il pense ou ce qu’il croit.
Que sous-entendez-vous ?
Mohamed DIAWARA : Ce n’est pas avec ses collaborateurs, nommés à cette fin, qu’il discute de la gestion du service, mais avec des conseillers occultes qui viennent à son bureau après les heures tardives. Le premier résultat visible apparaît dans les décrets de nomination qu’il a fait signer. Tous les décrets de nomination ont comporté des omissions ou des doublons. Si bien qu’aujourd’hui, il y a des Magistrats sans fonction, des fonctions sans Magistrat et des Magistrats ayant reçu plus d’une affectation. Des juridictions avec pléthore de juges, pendant que d’autres souffrent d’insuffisance de Magistrats.
Comment cela ?
Mohamed DIAWARA : La Cour d’appel de Conakry a une dizaine de chambres servies par seulement quatre greffiers, alors que chaque chambre aurait dû en avoir deux ou, tout au moins un greffier. Depuis le temps qu’il occupe ses fonctions, il y a plus de six mois, il n’a pas procédé à la nomination des nouveaux greffiers, malgré les demandes récurrentes qui lui sont adressées. D’ailleurs, pendant qu’un nombre important de greffiers attendent d’être affectés, Monsieur le Ministre a extirpé par favoritisme une seule personne pour l’affecter sans expérience aucune, dans une Cour qui n’a besoin que de greffiers expérimentés.
L’exiguïté, la porosité, la vétusté et l’insalubrité des établissements pénitentiaires, l’insuffisance, le manque de formation des agents et gardes pénitentiaires, la spécialisation des Magistrats lui sont signalés. Il n’a pris aucune mesure correspondante à la mise en œuvre de la politique pénale dont il a la charge.
A date, il y a des Magistrats suffisamment outillés en matière civile qui se retrouvent au pénal et vice-versa.
Les palais de justice ne peuvent pas fonctionner normalement, en raison de l’inadéquation infrastructurelle. Par exemple la Cour suprême et la Cour d’Appel de Conakry ont plusieurs Chambres pour une seule salle d’audience. Des tribunaux de première instance ont plusieurs sections, donc plusieurs formations de jugement pour une seule salle d’audience.
Le tribunal du travail et le tribunal pour enfants, deux juridictions par excellence des droits de l’homme sont sans locaux appropriés, servant de siège pour les héberger, en dépit des efforts de Madame la Secrétaire générale et de ceux de Monsieur le Chef de Cabinet. Leurs efforts sont demeurés vains, faute d’appui sérieux du Ministre de la Justice.
Les conditions matérielles et infrastructurelles de travail exécrables ne préoccupent guère Monsieur le Ministre de la Justice.
Quelle conclusion peut-on tirer de cette sortie surprenante de Monsieur le Ministre de la justice ?
Mohamed DIAWARA : J’en conclus en indiquant qu’une telle attitude de Monsieur le ministre résulte soit d’un mépris, soit d’un manque notoire de leadership et de visibilité face aux grands chantiers du Ministère de la Justice qui, à date, a besoin non pas d’amateurs mais de Magistrats aguerris qui maîtrisent l’Administration du Service public de la justice.
Quand, de surcroît, un Ministre de la Justice, se limite à de simples dénonciations, aux seuls propos de discrédits contre la Magistrature, sans prendre des mesures appropriées à l’encontre des Magistrats qu’il aurait épinglés pour corruption ou indélicatesse, c’est qu’il a une grande part de responsabilité.
Il y a de sérieux problèmes qui assaillent et handicapent l’appareil judiciaire, qui ne figurent pas parmi les soucis de Monsieur le Ministre. Il se préoccupe de qui il peut faire tomber ou qui il peut promouvoir. Résultat, la responsabilité des faits qu’il dénonce relève, en plus grande partie de son entière responsabilité.
J’en conclus, dis-je, que la première chose que Monsieur le Ministre aurait dû faire c’est de procéder à un état des lieux pour relever les causes de dysfonctionnement et d’inadéquation mentionnées lors des journées de concertation que Monsieur le Président de la Transition avait organisées au palais du peuple courant septembre 2021.
Je dis bien une grande part de Responsabilité ! Parce que dans l’exercice de ses droits de proposition à des postes de responsabilité, il a pris pour habitude d’ignorer les facteurs objectifs de nomination fondés en particulier sur des qualifications professionnelles, la compétence, l’intégrité et l’expérience.
Le Ministère de la Justice n’est pas un département qu’on gère avec moindres efforts, c’est l’un des départements ministériels les plus complexes.
Faire de la justice la boussole dont rêve le Président de la Transition devrait être le chantier qui aurait dû occuper Monsieur le Ministre.
Pour réussir une telle mission, il ne peut y agir en solitaire. Sa gestion ne peut se faire sans le concours précieux des Magistrats. Le management des juridictions fonctionne selon un dialogue franc, sincère et une méthodologie qui font prévaloir la collégialité et l’esprit d’équipe.
Vous pensez donc que les Magistrats ne sont pas aussi responsables comme le décrit Monsieur le Ministre de la justice ?
Mohamed DIAWARA : Je n’ai nullement l’intention d’accorder une excuse exonératoire ou absolutoire à qui que ce soit. Mais pour remédier à une situation délétère, il faut une analyse en profondeur, objective, sans complaisance et sans restriction mentale, suivant une stratégie et des outils de visibilité d’une administration qui ambitionne la modernité et qui allie la transparence et la proactivité.
Le discrédit de ses collaborateurs est le seul outil dont dispose Monsieur le Ministre. Amusez-vous à interroger l’équipe de l’Inspection générale de la Justice ou tout Cadre de son Cabinet, avec l’espoir que ses Cadres auront le courage de décrire exactement ses agissements. Vous aurez une idée du fonctionnement de la justice sous son magistère.
Je crois que le manque accru de stratégie en vue de mettre en œuvre une bonne carrière judiciaire est à l’origine des maux que Maître Moriba Alein KONE inflige à la justice.
Franchement, s’il y a dysfonctionnement pour le fait de la mauvaise gestion d’un Ministre de la Justice, je ne pourrai en aucun cas, en aucune manière, accepter qu’on fasse porter ce chapeau aux Magistrats de Guinée. Que cela soit clair.
Selon vous, quelle démarche devrait suivre Monsieur le Ministre de la Justice ?
Mohamed DIAWARA : Avec tous les moyens juridiques disponibles pour engager une mesure disciplinaire, voire une Procédure judiciaire contre les Magistrats corrompus ou indélicats, je trouve incompréhensible qu’il s’attaque aux Magistrats sans apporter la moindre preuve et le remède qui sied.
Je trouve inconcevable que Monsieur le Ministre de la Justice, en sa qualité d’administrateur du Service public de la Justice, continue à jeter de l’anathème aux Magistrats sans raison sérieuse. J’avoue que cette attitude est un stratagème qu’il pense pouvoir mettre en œuvre pour dissimuler son degré de responsabilité face aux dégâts qu’il a lui-même causés dans le fonctionnement des Cours et Tribunaux.
Il est dangereux dans une République, qu’un cadre de son rang tienne des déclarations non soutenues par des preuves déterminantes, et que des mesures appropriées ne soient prises conformément à la loi.
J’avoue que ces allégations sans preuves, sont diffamatoires et injurieuses. Elles bafouent l’image de notre justice, ternissent l’image de la transition et la réputation de notre chère Guinée.
A vous suivre Monsieur le Président, on vous croit défendre votre corporation alors, qu’à vrai dire, certains de vos collègues sont souvent mis à l’index pour leur indélicatesse. Qu’en dites-vous ?
Mohamed DIAWARA : Rire, vous vous trompez lourdement ! Ma conscience, mon aptitude professionnelle, mon éducation et mon amour pour la Guinée que j’aime appeler affectueusement la République Guinéenne, ne me permettent nullement de cautionner des mauvaises pratiques au détriment des valeurs qui régissent ma profession. J’ai l’obligation de défendre à tout prix ces valeurs et non des personnes qui empiètent ces valeurs. Surtout qu’il peut y avoir des brebis galeuses parmi nous.
Je précise d’ailleurs qu’aucune corporation ne peut se dire parfaite dans la mesure où nous venons d’un monde différent, nous sommes éduqués de différentes manières. A cet égard, nous ne pouvons avoir la même volonté, le même engagement de servir notre Pays.
Pourquoi lancer des accusations sans apporter la moindre preuve ? Je trouve cela inadmissible. Il est même arrivé sans raison sérieuse, qu’il méprise la gratification des magistrats indépendants, intègres, professionnels et dynamiques, en violation des articles 19, 20 et 21 de la loi organique L/054/CNT/2013 du 17 mai 2013 portant statut des Magistrats.
Ce sont les agissements même de Monsieur le Ministre de la Justice qui empêchent à date, le fonctionnement normal des Cours et Tribunaux.
Pour son manque de leadership et de visibilité, la Justice guinéenne est de nos jours, plantée comme le ferait un curseur d’ordinateur de Bureau.
En toute franchise, c’est lui-même qui est le problème majeur de cette justice, pas quelqu’un d’autre, sinon qu’est ce qui l’empêcherait de prendre des mesures appropriées pour des faits de corruption ou de conduites non professionnelles ?
Votre mot de la fin ?
Mohamed DIAWARA : Aucun Magistrat où qu’il soit, n’a intérêt à se livrer à des actes de corruption. Chacun de nous doit à tout prix exercer correctement le devoir qui lui incombe pour le bonheur du Peuple de Guinée. Notre statut particulier nous condamne à débarrasser notre Guinée des maux dont elle souffre notamment le détournement de deniers publics, la corruption, la prise illégale d’intérêts, le blanchiment de capitaux ….
A cet égard, nous devons toujours préserver la dignité et l’honneur de notre charge.
Indépendance, Impartialité et Intégrité pour que la Justice guinéenne puisse respectueusement sauvegarder l’intérêt du dividende démographique qu’est la jeunesse guinéenne.
Merci de votre disponibilité Monsieur DIAWARA.
Mohamed DIAWARA : C’est à moi de vous remercier pour cette opportunité.
Interview réalisée par
Daouda Yansané,
Spécialiste des questions
Juridiques et Judiciaires
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