Fatou ben Souda, Procureure de la CPI

Communiqué de presse du 9 décembre 2020

Je vous annonce aujourd’hui la conclusion de l’examen préliminaire de la situation en Iraq/Royaume-Uni au terme d’une analyse rigoureuse. Ainsi qu’il est indiqué dans le rapport détaillé de mon Bureau, j’ai décidé de clore cet examen et de ne pas ouvrir d’enquête.

En 2014, mon Bureau a rouvert l’examen préliminaire de la situation en Iraq/Royaume-Uni en s’appuyant sur de nouvelles informations qu’il avait reçues. Depuis lors, il a procédé à un examen rigoureux des allégations de crimes commis par des ressortissants britanniques en Iraq pendant que les forces armées britanniques étaient engagées dans ce pays. Il s’est notamment concentré sur une catégorie d’allégations relatives au mauvais traitement de détenus irakiens placés sous la garde des forces britanniques.

Le Bureau avait conclu qu’il y avait une base raisonnable permettant de croire que des membres des forces armées britanniques avaient commis les crimes de guerre d’homicide intentionnel, de torture, de traitements inhumains/cruels, d’atteintes à la dignité de la personne et de viol ou autres formes de violences sexuelles, ce qu’il confirme encore aujourd’hui. Pour parvenir à cette conclusion, il a sélectionné un nombre restreint de faits qui, à défaut d’être exhaustifs, semblent correspondre aux allégations de violence les plus graves à l’encontre de personnes placées sous la garde des forces britanniques.

Le Bureau a en outre conclu que plusieurs niveaux de dysfonctionnements institutionnels des dispositifs de contrôle civil et de la chaîne de commandement militaire avaient contribué à la commission de crimes par des soldats britanniques à l’encontre de détenus en Iraq. À cet égard, il était crucial de déterminer s’il était justifié, au vu des éléments de preuve rassemblés, d’engager des poursuites pénales à l’encontre de commandants et d’autres supérieurs hiérarchiques pour les faits en cause.

Le Bureau a estimé que la réaction initiale de l’armée britannique sur le théâtre des opérations au moment des crimes présumés était inadéquate et que celle-ci n’avait pas vraiment cherché à ouvrir les enquêtes qui s’imposaient en toute indépendance et en toute impartialité. Ayant reconnu que son armée aurait dû mener à bien des enquêtes au moment des faits, le Royaume-Uni a notamment créé des commissions d’enquête publiques puis constitué l’équipe chargée d’enquêter sur les allégations en cause (Iraq Historic Allegations Team, IHAT) pour remédier à ces défaillances.

Mon Bureau devait donc déterminer si les autorités britanniques avaient par la suite mené de véritables enquêtes ou s’il n’y avait pas eu une volonté de soustraire les personnes mises en cause à leur responsabilité pénale.

Le Bureau reconnaît les efforts déployés, bien que tardivement, par les autorités britanniques dans la mise en œuvre de certains mécanismes pour donner suite aux allégations en cause et dans la mobilisation des ressources nécessaires pour enquêter à ce sujet. Cependant, au terme de plus de dix ans de procédure nationale, dans le cadre de laquelle des milliers d’allégations ont été examinées, aucune affaire n’a encore donné lieu à des poursuites, privant ainsi les victimes de justice. Par ailleurs, bien qu’une poignée d’affaires aient été déférées à la justice, aucune d’entre elles n’a abouti, par manque de preuves et/ou dans l’intérêt du public ou de l’armée.

Certains observateurs redoutent en conséquence que les affirmations en question aient été malveillantes, ou, au contraire, que la procédure mise en œuvre par le Royaume-Uni était artificielle. Le Bureau a dû se pencher sur ces questions, en démêlant le vrai du faux, ce qui s’est avéré un processus complexe qui explique la longueur et l’ampleur de son examen et du rapport qui en découle.

En ce qui concerne la question des allégations malveillantes, l’absence de poursuites engagées par les autorités britanniques à la suite de leurs enquêtes ne veut pas dire qu’elles étaient malveillantes. Tout au plus, cela signifie que les entités nationales chargées d’enquêter ne disposaient pas de suffisamment d’éléments de preuve pour engager des poursuites, ou, dans le cas des affaires déférées à la justice, qu’il n’y avait pas de chances réalistes d’obtenir une condamnation au pénal. Comme les autorités britanniques l’ont reconnu, les affaires sur lesquelles elles ont enquêté présentaient des lacunes importantes et récurrentes, à savoir un manque de preuves scientifiques et des incohérences relevées entre les dépositions des témoins compte tenu du décalage temporel des enquêtes, menées plusieurs années après les faits. Bien que ces difficultés soient monnaie courante dans les enquêtes sur des crimes de cette nature, ce sont les failles des enquêtes que les forces britanniques avaient initialement conduites sur place qui en sont largement la cause.

Cela étant, l’impasse des enquêtes au pénal contraste avec le nombre important de plaintes jugées au civil, où les éléments en cause ont été évalués, vérifiés et contestés, ou réglés à l’amiable. Des centaines de plaignants ont ainsi déclaré avoir été victimes de conditions de détention et de mauvais traitements constitutifs de traitement inhumain ou dégradant. D’autres enquêtes publiques, études commandées, et mécanismes politiques ont permis de conclure que les pratiques qui avaient cours pendant les premières années de mission des forces britanniques en Iraq dérogeaient aux bonnes règles de conduite. Dans ce contexte, le Bureau estime que l’ensemble de ces procédures ne sauraient être la conséquence d’allégations malveillantes.

Pour vérifier le caractère véritable des procédures menées, le Bureau a entrepris, dans le cadre de son examen préliminaire, une évaluation détaillée et complexe des nombreuses étapes du processus judiciaire et d’enquête qui ont conduit à l’abandon des charges ou à un classement sans suite.

Le Bureau a également étudié dans quelle mesure les autorités britanniques s’étaient penchées sur l’existence de problèmes généralisés et sur les questions connexes de responsabilité des chefs militaires et des supérieurs hiérarchiques. Le Bureau a par ailleurs mené sa propre enquête sur les allégations formulées par un certain nombre d’anciens enquêteurs britanniques portant sur la mise à l’écart, la  falsification et/ou la destruction délibérés d’éléments de preuve, ainsi que sur des manœuvres destinées à entraver ou empêcher certaines enquêtes et à clôturer de façon précoce certaines affaires.

Dans son rapport, le Bureau fait part d’un certain nombre de préoccupations quant à la façon dont certaines décisions ont été prises. Pour autant, la CPI n’a pas vocation à déterminer si une juridiction nationale a enfreint ou non la législation relative aux droits de l’homme ou des lois nationales, mais plutôt de dire si elle devrait ou non exercer sa propre compétence à la place des autorités judiciaires d’un État dans une affaire pénale donnée.

Pour ce faire, la CPI doit être convaincue qu’aucune procédure digne de ce nom n’a été menée, ou, lorsque des procédures existent, qu’elles ne l’ont pas été véritablement, soit parce que l’État concerné était dans l’incapacité de le faire, soit parce qu’il n’en avait pas la volonté en s’efforçant de mettre les auteurs des crimes en cause à l’abri de poursuites pénales. Compte tenu de l’éventail et de la portée des allégations examinées par l’IHAT, puis le service de police chargé des enquêtes résiduelles (Service Police Legacy Investigations – SPLI) qui lui a succédé, le Bureau a jugé qu’il ne pouvait pas conclure que les autorités britanniques étaient restées inactives. Il s’agissait plutôt de savoir si ces enquêtes avaient été véritablement menées à bien.

Si des manœuvres visant à soustraire des criminels à la justice avaient été établies, il aurait été justifié que mon Bureau ouvre une enquête. Au terme d’un examen approfondi des éléments en sa possession et en dépit des préoccupations mentionnées dans son rapport, le Bureau n’a pas été en mesure d’établir que les institutions chargées de mener des enquêtes et des poursuites au Royaume-Uni avaient veillé à ce que les auteurs de crimes ne soient pas inquiétés. Toutes les pistes raisonnables d’enquête découlant des informations disponibles ayant été explorées, j’ai décidé qu’en l’état actuel des choses, la seule décision que je pouvais prendre était de clore l’examen préliminaire et d’en informer les auteurs de communications. Ma décision est sans préjudice d’un réexamen à la lumière de faits ou d’éléments de preuve nouveaux.

Il est possible que cette décision suscite le désarroi et provoque la déception de certaines parties prenantes, ou bien qu’elle soit perçue par certains comme une approbation de la démarche adoptée par le Royaume-Uni, toutefois, d’un point de vue technique, les raisons exposées dans le rapport qui accompagne ma décision devraient permettre de tempérer ces impressions.

En tant que membres de Bureau du Procureur, nous avons pour objectif d’apporter la justice aux victimes d’atrocités, conformément au mandat dont nous sommes investis, sans crainte ni parti pris. Cet engagement et les obligations qui nous incombent sont toujours subordonnés aux possibilités et aux limites définies par le traité fondateur de la Cour, le Statut de Rome, ainsi qu’à l’évaluation objective et rigoureuse des critères juridiques applicables.

 

 

Le Bureau du Procureur de la CPI mène des examens préliminaires, des enquêtes et des poursuites à propos du crime de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et du crime d’agression, en toute impartialité et en toute indépendance. Depuis 2003, le Bureau enquête sur plusieurs situations relevant de la compétence de la CPI, notamment en Afghanistan (demande de sursis à enquêter présentée au titre de l’article 18 en suspens), au Bangladesh/Myanmar, au Burundi, en Côte d’Ivoire, au Darfour (Soudan), en Géorgie, au Kenya, en Libye, au Mali, en Ouganda, en République centrafricaine (deux situations distinctes) et en République démocratique du Congo. Le Bureau conduit également des examens préliminaires à propos des situations en Bolivie, en Colombie, en Guinée, au Nigéria, aux Philippines, en Ukraine et au Venezuela (I et II) et attend qu’une décision judiciaire soit rendue dans le cadre de la situation en Palestine.