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« Le tribunal a un cœur, mais aussi un cerveau »

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Cahotant dans une ample parka verte entre les bancs de la salle, sous les feux d’une lumière blanche à l’éclat fixe, Hassan ébloui tâtonne sa poitrine, marmonnant son angoisse d’une voix lente et nasillarde ; puis haussant le ton : « Mais, je l’avais laissé là ! Oh mon Dieu ! », en se courbant pour fouiner sous les bancs. Son avocate, inquiète, lui demande : « Vous l’aviez laissé à la cafétéria ? Vous vous souvenez ? » Le volume produit par Hassan a déjà eu raison de l’appel des causes. Il panique. Le tribunal fait le point sur l’organisation des dossiers. Le président observe Hassan ; il se penche vers ses collègues puis interroge l’avocate du regard. Santé mentale fragile, toxicomane, et le voilà qui claironne son dépit : « Mais où j’ai bien pu mettre mon portable », répète-il, sourd aux sollicitudes du magistrat qui, bienveillant, s’enquiert du trouble qui tenaille son prévenu. L’avocate : « Il vaut mieux le retrouver, parce que sinon, on va monter en puissance là », et Hassan d’une voix tonitruante : « Mon portaaaable », puis il s’excuse d’avoir parlé fort (« désolé, je m’en rends pas compte »), et continue à parler fort en s’excusant, toujours plus fort, etc, jusqu’à ce que, poussé par son avocate, il quitte la salle en se tenant la tête à deux mains.La 10e chambre doit juger plusieurs dossiers. Elle s’attèle à celui d’un gaillard nerveux, Mourad, seul détenu de ce jour, qui gigote dans son box. « J’ai dit la vérité, je l’ai pas attrapée par le cou, mais par son manteau matelassé. Je l’ai plaquée contre le mur, mais pas violemment.— Et vous aviez consommé de l’alcool ?— Oui, exact, comme le l’ai admis.— Pourquoi vous être disputés ?— C’est parce que j’ai bu de l’alcool de prune à 70 degrés, j’ai pas l’habitude, j’ai mal réagi. Si j’aurais pas bu, j’aurais pas réagi comme ça ! »Le 8 octobre, résume le président, une femme appelle la police pour signaler qu’elle a vu un homme frapper une femme, tous deux dans un état de grande excitation. L’homme insulte, la femme « tremble et pleure », indiquent les policiers qui la prennent en charge dans la cage d’escalier de l’immeuble. L’homme est placé en garde à vue. Il vomit dans sa cellule, se débat, hurle, et envoie paître les fonctionnaires qui, au petit matin, l’invitent à se faire interroger par l’officier de police judiciaire. Déféré par le procureur, il est placé sous contrôle judiciaire. Il ne doit pas consommer d’alcool ni fréquenter madame, avec qui il entretient une relation passionnelle depuis plusieurs mois (« Un record pour tous les deux ! On s’aime vraiment ! »), mais destructrice. Et le 18 octobre, les policiers qui interviennent pour un accident de la route, dans le 17e arrondissement, trouvent Mourad à la place du conducteur, ivre, accompagné de madame (ivre également), et sans permis, ce qui conduit Mourad en prison, puis dans ce box.« En fait, on s’aime à la base », tente d’expliquer Mourad. « Il n’est pas question d’amour, mais de contrôle judiciaire.— Y’a pas de raison qu’on soit séparés, parce qu’on s’aime, et pas de raison que la justice décide.— Si, je vous assurer que la justice peut décider.

— C’est un dommage collatéral ! » Mourad est têtu (et amoureux). « Bon, si vous ne voyez pas pourquoi, je pense que Madame le procureur va vous expliquer. »

Mourad est agité, entêté. Il ne pense qu’à crier son amour, leur amour et craint qu’ils ne soient séparés. Les coups : grossière erreur qu’il ne voulait pas. Leur péché mignon, c’est l’alcool. Ils se pochetronnent quotidiennement, s’insultent et se déchirent, s’effondrent et se promettent. Parfois, il lui colle une gifle, comme ce 14 août. Elle avait déposé une main courante.

Madame la procureure explique : ces relations toxiques ne peuvent mener qu’à une catastrophe, et s’il est jugé pour des faits peu graves, ils ne sont pas anodins. Ils signifient : danger pour madame. Leur amour est sincère, et c’est bien là le problème. Ces deux-là ne se quitteront pas, et quand elle partira, il sera trop tard. C’est ainsi que la parquetière demande 8 mois de prison, avec maintien en détention.

C’est un mélange d’amour et d’alcool qui est la cause de tout, plaide l’avocate de Mourad. Il a un comportement « pas très maîtrisé », et la discussion fut « un peu agitée ». Elle exhorte à la pédagogie, alternative à l’incarcération, pour aider son client à comprendre. En derniers mots, Mourad tourne en boucle. L’apparente bienveillance du président le met en confiance. Il semble avoir trouvé une oreille à l’écoute. Il en profite. « Ce que je vous demande, dit le président, c’est si vous avez quelque chose à ajouter, pas à répéter. » Ça lui coupe le sifflet. D’un geste de la main, son avocate tue dans l’œuf toute tentative de reprise de parole. Mourad se rassoit.

« Qu’est-ce qui nous garantit que la violence ne reprendra pas ? »

C’est un quasi sexagénaire qui prend place alors, s’avançant vers son but, c’est-à-dire la barre. Le président résume : Monsieur demande la levée de son contrôle judiciaire avant l’audience au fond, dans une quinzaine de jours, qui le verra jugé pour des violences contre sa compagne, car il souhaite se remettre en couple avec elle. Evidemment, madame est d’accord. Le coup n’était pas violent, elle lui pardonne. Évidemment, Monsieur a pris conscience. Son accès de violence retombé, affligé, la lumière lui est apparue. Il a vu le chemin à parcourir, a pris conscience de sa fragilité et du travail à accomplir. « Cela fait dix ans que je me traîne une dépression, je pensais m’en sortir tout seul. Mais maintenant, je reconnais enfin que j’ai besoin d’un coup de main. »

Monsieur a des problèmes psychologiques et physiques. Il a les muscles qui tétanisent, et pour traiter cette affection douloureuse, il fume du cannabis, un relaxant naturel et efficace, mais persuadé d’avoir fait une « bouffée délirante » ou quoi que ce soit qui s’y apparente, tant la colère qui le mena à frapper sa compagne fut brutale et irrésistible, « il n’est plus question que je retouche à ça ». Monsieur est déterminé — et optimiste. Sa « prise de conscience » en a fait un homme nouveau, et cet homme ne saurait être privé de sa femme, car désormais, tout ira bien, dit-il. Et puis, c’est bientôt Noël.

Le président fait la moue. « Monsieur, pour vous, c’est votre vie, elle est unique. Le tribunal le comprend bien. Mais pour nous, votre situation est très connue. »

Et le président explique : non, la prise de conscience, aussi salutaire soit-elle, ne signifie pas la résolution des problèmes. Monsieur, vous n’êtes qu’au début du chemin, et ce chemin passe par un traitement médical et psychologique. Surtout, la séparation est nécessaire, pour que la réunion puisse un jour s’opérer dans la joie retrouvée. Non, Monsieur, vous n’êtes pas prêt à retrouver Madame. Ce qui vous a conduit à cet acte, les causes de votre violence ne sont pas résolues.

Alors, Monsieur a répondu : « Je n’ai pas l’intention de régler une dépression en quelques semaines — Et cela passe par une interdiction de fréquenter madame. » Le corps de Monsieur, ployant sous le sermon, s’incline à la barre.

« Qu’est-ce qui nous garantit que la violence ne reprendra pas ? La lettre que Madame nous a envoyée est très sincère et touchante. Sauf qu’elle se trompe. Ce qu’elle décrit, ce n’est pas de l’amour.

— Bon, alors je vais passer un réveillon de merde. »

Suspension, sonnerie, reprise : 10 mois de prison sans maintien en détention pour Mourad, qui doit se soigner, travailler et ne plus voir sa compagne. Monsieur devra réveilloner loin de sa femme. Affaires suivantes.

« Transport, acquisition, détention », de produits stupéfiants, égrène l’assesseuse.

« Monsieur : bonne journée, et occupez-vous bien de vous. »

Et revoilà Hassan. « Vous avez retrouvé votre téléphone ? Très bien, le tribunal est heureux de l’apprendre », sourit le président. Les faits : septembre 2018, Hassan et deux autres, dont l’un, renvoyé, est absent, auraient dans de furtifs va-et-vient sur la voie publique jouxtant la gare du Nord, échangé des plaquettes de Skenan, un puissant substitut à l’héroïne prescrit aux toxicomanes. Hassan, 50 ans et 20 ans d’héroïne, en consomme quotidiennement des quantités énormes, pour lutter contre une dépendance mortelle à l’héroïne en intraveineuse. Cela dure depuis 2006. Il est donc suspecté d’avoir été le vendeur de Skenan, ce dont il se défend. Son cerveau est embrumé par les substances. Il est comme ralenti et en décalage, mais lucide, et son phrasé qui traîne, ses voyelles qui flânent et sa leeeeente diction, sitôt dépassés, laissent place à une syntaxe au cordeau, à un phrasé tout en rythme élégant.

« Depuis le début, je le dis, je voulais acheter du Skenan. On est en début d’après-midi, je prends le RER B pour me rendre à Gare du Nord, j’en avais et je n’étais même pas certain de vouloir m’en procurer. J’étais dans l’entre deux. J’avais une plaquette, et quelques flacons dans le slip. Je sors du RER, me retrouve dehors dans un endroit que je connais très bien. Je voulais acheter à manger, me faire plaisir. Et puis, je me suis renseigné. Kamel S. ? Je crois que je me suis trompé sur lui. J’ai cru qu’il en vendait. Ce qui m’importait, c’était le prix.

— Qu’est-ce qui fait que vous en achetez dans la rue ?

— C’est une excellente question, ça ! »

Les substituts aux drogues font moins de mal que les substances qu’elles remplacent, mais demeurent de puissants produits capables d’annihiler le manque. Elles cabossent de l’intérieur. Hassan est très cabossé. S’il a quitté son logis en Essonne pour acheter du Skenan dans ce lieu de deal notoire, repaire de miséreux toxicomanes surveillé par la police, ce n’est pas pour badauder le nez au vent et humer l’air frais de l’automne parisien. C’est par peur de manquer, malgré ses ordonnances qui lui permettent un renouvellement sans fin, car Hassan consomme en deux ou trois jours, répète son avocate à la juge incrédule, sa prescription, et celle-ci est tellement importante que les doses ne peuvent pas être augmentées. Alors : marché noir. Ce qu’il a sur lui, c’est pour le temps du voyage.

En réponse au réquisitoire de la procureure, qui demande une peine avec sursis contre cet homme de 50 ans qui n’est pas en récidive, son avocate, très impliquée dans la défense d’Hassan, pointe le flou des PV de police, la contradiction entre les déclarations des mis en cause, l’absence du co-prévenu. Les débats n’ont pas permis de comprendre qui d’Hassan ou de ses compères ont vendu, acheté, fait l’intermédiaire. Tout cela est très flou. Tout cela semble vain et dérisoire.

Le président annonce la décision : « Le tribunal vous relaxe, estimant que les charges sont insuffisantes. Monsieur : bonne journée, et occupez-vous bien de vous. »

« Les faits ce sont trois potes en goguette à République qui décident de voler une carte bancaire au Macdo »

Reste trois lurons goguenards, quasi hilares à l’appel de leur nom, assis chacun dans un coin du prétoire. Mohamed, Yohann et Jean-Charles, trentenaires sûrs d’eux, n’ont pas desserré les dents de toute la procédure : « Nous gardons le silence et ne parlerons qu’au juge », ont-ils promis. Le président a un sourire gourmand : « Le suspens est insoutenable, messieurs, nous vous écoutons. »

C’est Mohamed qui parle, coupe fashion et jogging moulant. « On se baladait à Strasbourg-saint-Denis, on passait une bonne soirée avec Jean-Charles, on buvait des coups, on croise notre ami Yohann, qui nous accompagne. » Jean-Charles, voix rauque, accent marseillais et chemise ouverte, reprend : « C’est là qu’on a volé la carte bancaire du Monsieur à la borne, voilà, je l’avoue. Mais Yohann n’est pas au courant, il ne savait rien de tout ça, c’était une idée à Mohamed et moi », jure Jean-Charles. « Je vous le confirme, Yohann n’y est pour rien », reprend Mohamed. « C’est vrai Monsieur le juge, je ne savais pas ce qu’ils avaient fait », confirme Yohann.

Pourquoi commettre ce vol ? « Difficultés financières », dit l’un. « Mauvaise passe, j’étais pas bien, et j’avais besoin d’argent pour nourrir ma famille », renchérit Jean-Charles. « Je vis avec ma mère et ma sœur dans un studio, elles ne peuvent pas travailler, la vie est dure, si vous me privez de mon travail en me condamnant, comment elles vont s’en sortir ? », achève Yohann. Tous les trois avaient 300, 400 et 600 euros en espèces sur eux, leurs revenus, disent-ils, ils ont cette manie de tout retirer d’un coup car ils « préfèrent payer en espèces ». Tous les trois ont un casier judiciaire. Ils ont déjà été incarcérés. Yohann, 13 condamnations, est en état de récidive légale.

Le président, après les avoir écoutés attentivement, prend la parole : « Vous savez, Messieurs, le tribunal a un cœur mais aussi un cerveau. » Il s’adresse à Jean-Charles : « Vous n’étiez pas dans une crèche en train de voler des couches, alors c’est très beau quand Zola le dit (il cite Zola), mais les six petites bouches à nourrir, ça cadre pas avec les faits, les faits ce sont trois potes en goguette à République qui décident de voler une carte bancaire au Macdo. »

Estourbis, les prévenus contestent la main sur le cœur. La procureure a apprécié la performance :« C’est une très jolie histoire », dit-elle. Mais les caméras du Macdo montrent l’attitude de Yohann, qui s’approche de la victime au plus près. Et c’est lui, que ses amis tentent de disculper, qui est dans son viseur. Des peines de prison fermes, sans mandat de dépôt, sont requises. La plus lourde est pour Yohann. Les trois prévenus se défendent seuls. Ils tentent de vendre leur histoire en l’enrobant un peu mieux.

Le tribunal condamne au-delà des réquisitions, mais n’envoie personne en prison. « On a assisté à un formidable numéro à trois. Si on peut en condamner deux, pourquoi trois ? Le tribunal vous renvoie à votre conscience à travers le numéro que vous avez fait. »