Son témoignage était attendu. Ce membre notoire d’une « Unité des opérations spéciales » impliquée dans des allégations de torture sous le régime de Yahya Jammeh, a comparu devant la Commission vérité gambienne. Lamin Darboe aurait arrêté au moins 115 personnes en tant qu’agent de l’Agence nationale de renseignement (NIA). Mais Darboe a tout nié, alors que certains de ses collègues ont tout avoué, dans une série d’audiences portant sur les violations commises par la NIA, toujours en cours.
Selon Lamin Darboe, l’Unité des opérations spéciales (SOU) de l’Agence nationale de renseignement gambienne (NIA) effectuait des patrouilles de nuit, exécutait les directives de l’ancien président Yahya Jammeh et supervisait le licenciement et la remise des ministres licenciés, entre autres tâches.
Darboe est l’un des tortionnaires de la NIA les plus cités devant la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC), qui s’intéresse à l’agence de renseignement intérieure depuis trois mois. L’homme sur le grill de la Commission, cette fois-ci, est un élève qui a abandonné l’école et qui savait à peine lire. Lorsque Darboe s’est présenté devant la Commission le 28 janvier, il a buté sur les mots cinq fois dans un seul paragraphe, en lisant un document qu’il prétendait avoir écrit.
Son unité a été créée en 2007. Et avant Darboe, le chef de la SOU était Alagie Morr. Contrairement à Darboe, Morr avait un diplôme d’études secondaires, mais les deux sont parmi les « tortionnaires » les plus cités devant la commission de vérité. Les accusations portées contre Darboe comprennent la torture de plusieurs civils (Sillaba Samateh, Yusupha Saidy, Saikou Drammeh), de l’officier anti-drogue Lamin Karbou et d’un certain nombre de co-arrestateurs, de l’ancien soldat Sarjo Touray, du soldat Sam Kambie, d’un homme appelé Kebba Secka et de dissidents gambiens des États-Unis qui ont lancé une attaque contre la présidence gambienne le 30 décembre 2014 pour déposer Jammeh.
Lamin Karbou, un officier spécialisé dans la lutte anti-narcotique aurait été arrêté et gravement torturé par la SOU. La SOU s’apprêtait à arrêter des trafiquants de drogue présumés de Guinée Bissau, lorsqu’ils ont rencontré Karbou, qui se serait trouvé impliqué sur la même opération. Il a été arrêté pour obstruction à des présumés trafiquants de drogue et brutalisé. La Commission vérité a commencé à interroger Darboe sur ce qui est arrivé à Karbou, qui a témoigné il y a près d’un an.
– Lamin Karbou a été emmené à l’Unité des opérations spéciales et il a été brutalisé, a entamé l’avocat principal Essa Faal.
– Je n’étais pas au courant de cela, a répondu Darboe.
– Et Lamin Sima (un autre officier anti-drogue arrêté avec Lamin Karbou), l’avez-vous vu ?
– Dans le bureau ? Non.
– Qu’avez-vous répondu à la déclaration de Lamin Sima, selon laquelle vous l’auriez torturé ?
– Ce n’est pas vrai.
« VOUS L’AVEZ EMMENÉ DANS LA CHAMBRE DE TORTURE ? » – « OUI »
Darboe a été accusé d’avoir torturé un dénommé Abass Jarju, qui a été arrêté avec Amadou Jogoh Sowe et d’autres. Abass aurait volé une somme d’argent non précisée qui aurait appartenu à l’ancien leader gambien Yahya Jammeh. L’interrogatoire laborieux du témoin a repris :
– Basiru Sey (membre de la SOU) a témoigné ici. Il a déclaré que vous et lui aviez arrêté Abass, a commencé l’avocat Faal.
– Ce n’est pas exact, a répondu Darboe.
– Abass a été emmené à la NIA, correct ?
– Oui. Il a été sous mon contrôle pendant deux jours.
– Abass n’a pas été arrêté seul ?
– Plus tard, d’autres personnes ont été arrêtées aussi, oui.
– Ces personnes n’ont-elles pas été torturées pour qu’elles avouent ?
– Elles n’ont pas été torturés.
– Alors, elles vous ont donné ce que vous vouliez (des boîtes contenant prétendument de l’argent appartenant à l’ancien dirigeant) et il ne s’est rien passé ?
– Je leur ai dit que des Junglers étaient là et qu’ils allaient les torturer.
– Pourquoi ont-ils été amenés ?
– Probablement que si les boîtes n’étaient pas trouvées, ils les tortureraient.
– Vous voulez dire « probablement » ?
– Ils sont venus là pour torturer sérieusement Abass si les boîtes n’étaient pas trouvées.
– Combien de temps a-t-il fallu avant que vous ne voyiez la première boîte ?
– 2 heures…
– En ce qui vous concerne, cette opération de la NIA s’est déroulée sans problème ?
– Oui.
– Vous n’êtes pas sincère.
– Okay.
– Tous ceux qui ont participé à cette opération et qui sont entrés en contact avec la TRRC ont dit que ces personnes avaient été torturées et que vous étiez au centre de tout cela.
– Ils n’ont pas été torturés.
– Vous l’avez emmené (Abass) dans une chambre de torture.
– Oui.
– S’il avouait, pourquoi l’avez-vous emmené dans la chambre de torture ?
– Je ne l’y ai pas emmené seul…
– Nous ne sommes pas des enfants ici, Monsieur le Témoin. Ce que vous ne dites pas, c’est que vous et les Junglers avez torturé cet homme pour qu’il avoue, ce que vos subordonnés ont clairement dit…
– Quand les Junglers battent les gens, si vous n’êtes pas membre de leur équipe, vous ne restez pas.
– Vous meniez l’opération avec eux.
– Okay.
320 PERSONNES ENTENDUES PAR LA TRRC
En dépit de cette allégation et de nombreuses autres, Darboe n’a admis qu’une seule des dizaines d’allégations de torture que la Commission vérité a relevées contre lui au cours de ses enquêtes. « Chaque membre du personnel sous le commandement de l’Unité devait être loyal envers le directeur général et garder le secret le plus absolu », a déclaré Darboe. « Être membre de cette Unité était dangereux et difficile. Les membres doivent faire face à des accusations et à des fabrications », a-t-il ajouté.
Au cours des deux dernières années, la TRRC a entendu plus de 320 personnes, dont certaines étaient des témoins difficiles. Mais aucun n’était au niveau de Darboe, a déclaré un avocat principal exaspéré après deux heures de témoignage contradictoire. « Pourriez-vous vous taire et me laisser faire mon travail ? » a déclaré Faal. « Si vous continuez comme ça [à m’interrompre], je vais demander à la présidence de vous condamner pour outrage et de vous envoyer à [la prison] Mile 2. Cette Commission ne peut pas siéger ici et permettre que cette grave indiscipline se produise. »
Quelques secondes plus tard, le président a coupé tous les micros et a dit à Darboe qu’il ne pouvait pas « transformer la Commission en cirque ». « Vous êtes le témoin le plus difficile que nous ayons jamais eu », a ajouté le commissaire Ousainou Jallow. « Vous n’êtes pas seulement irrespectueux, vous ne vous souciez pas de toutes les mauvaises actions que vous avez commises sur les gens ».
« L’ENVIRONNEMENT ÉTAIT TOXIQUE »
Comme le montrent les témoignages devant la Commission, les capacités d’agents pour la plupart illettrés créait un vide. Leur travail consistant à collecter des renseignements, ils n’avaient pas d’autres moyens que d’ »extraire la vérité de la victime » qui croisait leur chemin lors d’une mission de police. L’Agence est progressivement devenue, sous le régime de Jammeh, une institution policière, avec des pouvoirs étendus accordés par un décret militaire.
Le 4 février, Foday Momodou Hydara, un ancien directeur adjoint de la NIA, a déclaré à la Commission que les défauts apparents de l’Agence, tant par son décret que par son manque de capacités humaines, étaient volontaires. « Les garçons verts qui ont été recrutés par la NIA sont devenus des voyous pour le parti. Leur survie était liée à la survie du parti au pouvoir », a déclaré Hydara. Par décret, l’Agence a été placée directement sous l’autorité du président. Selon Hydara, 90 % des missions qu’ils recevaient de Jammeh n’avaient « aucune incidence sur le travail de l’Agence ».
Au sein de l’Agence, un crime grave comme la torture a été réduit à de simples euphémismes tels que « traitement VIP » ou à des termes acceptables tels que « coups ». Ce fut le cas, en 2006, contre des officiers militaires et des civils accusés d’un coup d’État contre Jammeh.
Hydara était un des membres du « panel » de la NIA qui a enquêté sur le coup d’État. « L’environnement était toxique. Nous avions nos entretiens, et Musa Jammeh et Tumbul Tamba (tous deux des Junglers, les para-commandos de Jammeh) se croisaient et les téléphones sonnaient. Nous soupçonnons fortement qu’ils s’adressaient au président. Donc, même nous, nous étions menacés. J’aurais aimé qu’il y ait une autre façon de faire », a décrit Hydara.
« QUELLES ÉTAIENT LES CIRCONSTANCES QUI VOUS ONT FAIT FERMER LES YEUX ? »
Puis ce fut le tour d’un autre témoin, Demba Sowe, un actuel coordinateur de la section criminelle de la police gambienne, qui a servi dans le « panel » d’enquête sur le coup d’état raté, d’admettre auparavant que leur rapport était basé sur des aveux obtenus illégalement.
– Vous étiez officier de police et une infraction se produisait juste devant vous. N’est-ce pas là votre échec ? a demandé l’avocat principal Faal.
– Je n’avais pas le choix. L’environnement était tendu, c’était intimidant, a répondu Sowe.
– Quelles étaient les circonstances qui vous ont fait fermer les yeux ?
– On ne sait jamais quelles seront les répercussions.
– Des gens ont été poursuivis sur la base de déclarations dont on sait qu’elles ont été obtenues illégalement…
– Oui.
– En tant qu’officier de police, pensez-vous que des personnes devraient être poursuivies sur la base d’une déclaration obtenue illégalement ?
– Ce n’est pas correct.
RÉPARATIONS PROVISOIRES URGENTES POUR UNE VICTIME
En janvier dernier, un officier militaire du nom de Sam Kambie a été hospitalisé à deux reprises. Selon la responsable des réparations de la Commission, Adelaide Sosseh, ses complications médicales étaient dues aux tortures qu’il a assurées dans les mains de l’Unité des opérations spéciales. Kambie, qui a été gravement torturé par l’Unité en 2007, a bénéficié de « réparations provisoires urgentes » de la Commission, a déclaré Sosseh. « Et voilà que vous dites que vous ne l’avez pas torturé », a-t-il interpellé Darboe à la fin de son témoignage. En dépit de tout cela, Darboe continue à ce jour de servir en tant qu’agent de la NIA.