À l’extérieur du palais de justice de Chambéry, on nous l’avait bien vendu : on allait voir ce qu’on allait voir. Dès le déclenchement de l’affaire, le nom de Nordahl Lelandais apparaissait dans les journaux, accolé à tel ou tel dossier de disparition. Des citoyens s’imaginaient, comme on le leur suggérait, « le tueur en série »« le monstre ». Ils l’enlaidissaient encore un peu plus, les réseaux sociaux se remplissaient de messages de haine que l’on retrouvait aussi dans les discussions de la “vraie vie”. La mauvaise mayonnaise prenait, la situation devenait incontrôlable, la raison ne l’emportait plus du tout face à l’émotion. À l’intérieur du palais, si on s’était parfois pris au jeu de cette médiatisation — notamment en ce printemps (« la France entière nous regarde », entendait-on quelques fois) —, si certains avaient aussi fantasmé le personnage de Nordahl Lelandais, on s’inquiétait à l’approche de ce procès de cette médiatisation à outrance, on s’étonnait de ce portrait en décalage avec la réalité de l’accusé. On le comparaît aussi à un autre accusé, dit « le tueur du Verney » (du nom du parc situé à l’arrière du palais de justice) condamné pour assassinat et tentative de meurtre début 2020, aficionado d’Hannibal et considéré comme « plus dangereux que Lelandais », alors même que la presse avait peu fait état de son affaire. On ne comprenait pas complètement ce qui se passait, on envisageait à peu près tout et on sursautait au moindre signe d’agitation.

Nous en étions là, lundi 3 mai 2021, devant la cour d’assises de la Savoie, à l’ouverture du procès de Nordahl Lelandais pour le meurtre du caporal Arthur Noyer, 23 ans, une nuit d’avril 2017, dans l’agglomération chambérienne. Le jeune soldat aux cheveux ras du 13e Bataillon de chasseurs alpins, impliqué et apprécié par ses supérieurs, bon copain prévenant et rigolo, bon fils, bon frère, n’avait pas répondu à l’appel le 12 avril au matin. La veille, il avait passé une soirée arrosée avec ses amis. Puis plus de nouvelles. Jusqu’à la mise en cause de Nordahl Lelandais dans la disparition de Maëlys De Araujo le 27 août 2017 et le lien discrètement fait avec lui dans celle du caporal, jusqu’à sa mise en examen le 20 décembre 2017. « Ces huit mois, ça a été l’enfer », racontera à l’audience Cécile, la mère d’Arthur Noyer. Après, à l’annonce de la certitude de la mort du jeune soldat, « on a pris perpétuité », ajoutera son père Didier. Son frère Quentin terminera, en parlant de leur groupe de copains : « Arthur, c’était notre capitaine. Il tenait la barre, il nous tirait toujours vers le haut. »

« Monsieur Lelandais, je voulais vous dire… »

« Monsieur Lelandais, nonobstant le dispositif un petit peu exceptionnel de ce procès, je voulais vous dire que vous serez jugé comme tous les accusés qui comparaissent devant cette cour d’assises, avec les mêmes droits, par des jurés qui seront impartiaux et qui feront abstraction de tout le contexte médiatique. » D’une voix posée et grave, le président François-Xavier Manteaux fait face, à l’ouverture de l’audience, à Nordahl Lelandais, debout, entouré dans le box de surveillants de la pénitentiaire. C’est la deuxième comparution publique de l’accusé, après un bref passage en visio devant le tribunal de Lyon en septembre 2020 (il attaquait en diffamation un « expert » de la télé, qui a été relaxé en première instance) et avant la prochaine devant la cour d’assises de l’Isère, probablement début 2022. Chacun est donc prévenu. L’exercice est périlleux, certains jurés sont tendus, tout autant que des témoins qui n’ont pas envie de venir. Mais l’objectif est clair : exit l’agitation médiatique et populaire, la justice, seulement la justice. À l’adresse des parties civiles, qui ont déposé un grand portrait d’Arthur Noyer, malicieux, juste en face du box, le magistrat prévient aussi, anticipant d’éventuelles déceptions à venir : « Vous n’aurez peut-être pas toutes les réponses à vos questions à l’issue de ce procès. »

Depuis le banc de la défense, Me Alain Jakubowicz se lève alors, à l’adresse notamment des jurés qui viennent d’être tirés au sort. Il veut soulever un incident de procédure, mais il va en profiter pour viser plus large, notamment en direction des médias. « Monsieur le président a dit que Nordahl Lelandais sera jugé comme tous les accusés, mais nous savons que cela n’est pas tout à fait exact. Nous ne sommes pas hors sol, nous sommes dans des conditions particulières : depuis des années, vous êtes abreuvés d’informations sur cette affaire. » L’avocat de Nordahl Lelandais déroule ce qui est devenu un combat, après avoir lui-même mis les doigts dans la prise au tout début de l’affaire, un soir de décembre 2017 sur BFMTV, quelques jours seulement avant la révélation de la mise en examen de Nordahl Lelandais dans le dossier Noyer. Un moment qui avait électrisé encore un peu plus l’affaire et qui a ensuite laissé des traces. « On va vous demander de faire un effort surhumain, de faire abstraction de ce que vous avez entendu, de faire reset. » Et la tâche ressemble à une gageure. Face à cet emballement, « tout ce qu’il me reste, c’est l’application stricte de la loi » et « les avocats de la défense sont très fiers d’être ce dernier rempart » face à l’arbitraire. « Le code de procédure pénale n’est pas fait pour les violeurs, les délinquants et les assassins, ses règles sont valables pour nous tous. » Le défenseur de Nordahl Lelandais comme de l’État de droit prévient : « Je m’exprimerai sans masque (dû à la crise sanitaire, ndlr), et je demande à ce que Nordahl Lelandais comparaisse sans masque et sans filtre. Il le doit. »

Puis il attaque : il demande la nullité du dernier rapport d’expertise demandé par le président juste avant la tenue de ce procès et réalisé par les experts psychiatres Paul Bensussan et Frédéric Rouillon. Selon lui, le premier n’a pas fait preuve d’impartialité en acceptant cette mission, alors même qu’il avait participé à un numéro de l’émission “C dans l’air” au titre orienté “Nordahl Lelandais : les aveux d’un tueur en série ?”, diffusé le lendemain même de l’audition de Nordahl Lelandais devant les juges d’instruction de Chambéry, durant laquelle il avait admis avoir donné la mort au caporal sans intention de la donner. Et « c’est à ce moment-là que des journalistes estiment bon de faire du buzz ». Mais « ce fantasme du tueur en série, d’où est-ce que ça sort ? Nulle part ! » L’expert le garantit, il n’a dit que des généralités. Sauf qu’on « ne peut pas être expert amiable à la télé et expert judiciaire dans une juridiction », considère l’avocat. Il rappelle le principe du procès équitable et « ose dire que plus le crime est grave, plus la peine encourue est importante, plus on se doit être in-tran-si-geant ! » Il ajoute : « Je me dois de soulever ce moyen, c’est mon obligation d’avocat. J’y tiens et j’en fais une question de principe. Le code de procédure pénale, tout le code de procédure pénale. »

Mais maintenant qu’il a la parole, il ne la lâche pas et soulève un autre problème avec cette expertise, « du droit pur ». Quand une juridiction désigne un expert non inscrit, il y a deux conditions spécifiques à respecter : qu’une décision soit spécialement motivée de la juridiction et que soit versée au dossier une prestation de serment de l’expert. Soit deux conditions non remplies selon l’avocat. « Voilà, c’est ainsi », la demande d’expertise et tout ce qui en découle doit de ce fait d’après lui être annulée.

De l’autre côté de la barre, après une bonne heure à entendre les développements de son confrère, Me Bernard Boulloud l’admet : « Cela commence très fort ». Puis il porte très vite son regard sur le portrait de la victime, à ses pieds : « Tu vois Arthur, ce qui reste de toi au fond de cette tombe, c’est-à-dire pas grand chose, vraiment pas grand chose, eh bien ça doit se retourner avec ce que tu viens d’entendre »« Ton assassin a le droit pour lui, poursuit-il. Toi, Arthur, tu avais un droit essentiel, celui de vivre. » L’avocat regarde l’accusé : « Il avait le droit de vivre M. Lelandais, mais vous l’avez tué. » Nordahl Lelandais acquiesce depuis le box.

« Cette expertise, la défense de Nordahl Lelandais l’a réclamée avec insistance, rappelle la procureure générale Thérèse Brunisso. C’est son droit et même j’allais dire son honneur. » Elle et Me Alain Jakubowicz s’apprécient et se respectent. Mais ce premier épisode, dès les premières heures du procès, vient dire qu’ils ne lâcheront rien, chacun à leur place. Si la défense demande l’annulation de cette expertise, il n’y a pas de doute, c’est « parce que ses conclusions ne satisfont pas à M. Lelandais », et pour aucune autre raison, estime la magistrate, tout en reconnaissant des difficultés de droit à cette expertise. De nouveau, Me Alain Jakubowicz se lève. Demander l’annulation de cette expertise parce que ses conclusions ne seraient pas favorables à la défense ? « Ça c’est me faire insulte ! Je n’ai jamais pensé que j’aurais un rapport dithyrambique sur Nordahl Lelandais. »

Finalement, la cour a déclaré nulle l’expertise, les deux experts ne seront pas entendus à l’audience. « J’attendais cette confrontation avec délectation », s’amuse pourtant Me Alain Jakubowicz. Le procès est maintenant lancé. À la pause méridienne, Me Bernard Boulloud s’arrête devant le mur de caméras et de micros des journalistes, ce qu’il fera à chaque suspension d’audience. Me Alain Jakubowicz refusera lui l’exercice, jusqu’au verdict.

« Pas de difficulté » pendant l’enfance et l’adolescence

À la barre de la cour d’assises, commence alors le défilé des témoins. Ceux qui imaginaient un monstre découvrent déjà le portrait d’un type banal, comme paumé dans son parcours de vie. « Pas de difficulté » pendant l’enfance et l’adolescence, raconte l’enquêtrice de personnalité. Le jeune Nordahl a de « bonnes relations » avec ses parents, surtout avec sa mère, qui raconte que « tout ce qu’il touchait, il le réussissait ». Son père, décédé en décembre dernier et dont il porte l’alliance à son doigt lors de l’audience, lui a « fait découvrir la pêche, la nature. On a fait beaucoup de randos ensemble », raconte Nordahl Lelandais. Mais le paternel est un solitaire, peu expressif. Il témoigne de son amour à ses enfants non pas vraiment par les mots, plutôt par des petits plats préparés en cuisine, jusqu’à l’arrivée de sa maladie dans les années 2010. Les derniers temps avant son incarcération, Nordahl « avait une vie très indépendante chez ses parents, dépeint l’enquêtrice de personnalité. Il préparait ses propres repas, faisait ses propres courses. Sa mère a juste précisé qu’il la prévenait s’il ne rentrait pas le soir. » Interrogé, l’accusé confirme : « Je vivais au domicile de mes parents, mais pas avec eux. »

D’un point de vue scolaire, rien d’extraordinaire non plus. Nordahl Lelandais a notamment intégré un collège en sports-études, mais il a fini par le quitter, « uniquement pour une question d’éloignement par rapport à sa famille et pas pour autre chose, contrairement à ce qui a été dit dans les médias », explique l’enquêtrice de personnalité à la barre. Dans le box, un peu plus tard, Nordahl Lelandais soulève un autre problème, cause de son départ après un an de formation : « Je voulais faire du biathlon et je me suis retrouvé en formation baseball. »

« Est-ce réellement un mauvais CV de militaire ? »

En 2001, direction l’armée, après un examen obtenu avec une très bonne moyenne. Il a 18 ans, rêve de l’infanterie comme maître-chien, rejoint le 132e Bataillon cynophile de l’armée de terre à Suippes, dans la Marne, signe un contrat de cinq ans, obtient le grade de soldat première classe au bout de huit mois et devient caporal en 2003. Mais quatre ans après son entrée en caserne, il s’en va : avec sa sarbacane, un supérieur lui a lancé une fléchette dans l’œil, la confiance est rompue. « Cette histoire a engendré des difficultés avec ma hiérarchie, admet Nordahl Lelandais à l’audience. La hiérarchie, je l’ai toujours respectée, même aujourd’hui dans mon nouveau monde carcéral. Mais après l’épisode de la fléchette, la “grande muette” avait peur des médias. On m’a dit “Si tu parles, tu finiras dans une armoire et on te jettera du deuxième étage”. Je n’ai pas voulu continuer dans ces conditions. » Dans le box, Nordahl Lelandais a toujours l’apparence d’un grand sportif, les muscles apparents. Seuls des cheveux sont devenus blancs et les traits plus marqués que sur les photos diffusées partout.

Me Alain Jakubowicz, lui, est fâché. La version selon laquelle Nordahl Lelandais aurait été un mauvais militaire a traversé toute l’instruction, l’heure des comptes a donc sonné pour lui. Face à lui en ce premier soir d’audience, l’un des anciens supérieurs de son client, adjudant de son état, est sévère à son propos lorsqu’il est interrogé durant l’enquête. « Est-ce réellement un mauvais CV de militaire ? demande d’abord l’avocat.
— Vous ne relevez que les parties positives de son parcours et pas les sanctions disciplinaires de cet individu. Il n’était pas horrible, mais il n’était pas parfait non plus.
— Alors parlons-en de ses appréciations… »

Le conseil sort le dossier militaire de son client, et cite : « d’une endurance élevée »« attentif aux remarques, mais doit se montrer plus constant dans ses efforts »… « On lit exactement le contraire sous votre signature. Alors expliquez-vous !
— Je n’ai jamais dit que c’était le dernier des derniers. Il avait du bon, il avait du mauvais. »

Le militaire a le sourire de celui qui est mal à l’aise. L’avocat poursuit et fait la liste des sanctions dont Lelandais a fait l’objet durant son contrat, soit « cinq sanctions en quatre ans » : absence de moins de deux heures, retard, gaspillage de matières consommables, coupe de cheveux et de barbe non conforme, introduction de substance interdite. 
L’avocat ironise sur le si terrible militaire décrit partout, mais le président de la cour d’assises le pousse à abréger. Me Jakubowicz se fâche encore un peu plus : « Pardon, mais cette histoire d’armée, je me la traîne depuis quatre ans. À force de vouloir salir cet homme sur tout, à un moment, ça déborde ! Monsieur le président, cette histoire d’armée est une pantalonnade ! »

Les chiens, « ça vient du cœur, c’est une passion »

Réformé définitivement de l’armée en 2005, Nordahl Lelandais, déçu, fait des petits boulots, souvent de l’intérim par choix économique assure-t-il, travaille aussi un peu « au black ». En 2010, il monte sa petite entreprise de dressage canin, mais c’est un échec. « Aucun chiffre d’affaires n’a été déclaré à l’Urssaf », explique l’enquêtrice de personnalité. Condamné en 2009 pour dégradation du bien d’autrui par incendie et vol aggravé (sa seule condamnation devant la justice avant juin 2017 et sa comparution pour une brouille agitée avec une automobiliste à une station de lavage), la création de cette boîte est pour lui un gage devant la justice, afin de pouvoir purger sa peine d’un an d’emprisonnement ferme sous bracelet électronique. Mais pas seulement : « c’est quelque chose que je vais répéter je pense assez souvent lors de ce procès, avance Nordahl Lelandais sur question du président. Les animaux, c’est vraiment ma passion, depuis l’enfance, j’ai toujours eu des chiens ». Au point d’aller parfois s’occuper des chiens à la SPA, bénévolement : « Ça vient du cœur, c’est une passion ». Mais pour autant, « chaque année entre 2010 et 2016, il reçoit une allocation chômage » et jongle aussi avec les arrêts maladie, explique l’enquêtrice de personnalité. S’il est le premier à rendre service notamment à ses amis, le garçon n’est en réalité pas franchement un dur au travail et tout le monde semble d’accord avec cela. « Nous, on l’appelait “Belle vie” », raconte à la barre David, « très bon ami » de Nordahl. « Il trouvait toujours des petites excuses. Moi, je ne l’ai pas beaucoup vu travailler après l’armée. » « C’était un branleur, il ne travaillait pas », a pu dire une ancienne compagne durant l’enquête. Dans le box, en entendant ces mots, Nordahl Lelandais laisse échapper un sourire gêné.

Et puis, il y a aussi les stupéfiants. Nordahl Lelandais consomme du cannabis depuis ses 17 ans, de la cocaïne depuis 2015. Pourquoi ne parle-t-il de sa consommation de cocaïne qu’à la fin de l’instruction ? lui demande alors la procureure générale Thérèse Brunisso. « J’avais peur et surtout honte de rajouter quelque chose à tout ça. J’avais honte de dire que j’étais un drogué.
— Avez-vous le souvenir d’avoir augmenté votre consommation de cocaïne après les faits concernant Arthur Noyer ?
— Je pense que j’avais déjà commencé avant. Je ne regardais plus mes dépenses, ça devenait n’importe quoi : l’essence dans la voiture, les courses et la cocaïne, rien de plus. »

« Nordahl m’a confié qu’il vivait sans garde-fou »

« J’ai toujours aimé m’habiller correctement. Si c’est ça aimer plaire, alors oui, j’aime plaire. » Nordahl drague les filles, se fait appeler Jordan, Jimmy ou Nono, s’emballe aussi dans ses expériences et raconte un peu plus que la réalité. « Oui, c’est vrai, j’ai dit un peu plus que ce que j’ai fait, notamment pour la légion étrangère, admet-il à l’audience. Je n’ai jamais eu de béret vert ou de képi blanc. » Mais tout devient alors possible, il se montre sous un profil qui lui plaît, il se sent plus fort. « Nordahl m’a confié qu’il vivait finalement sans garde-fou », raconte l’aumônier de la prison de Saint-Quentin-Fallavier, grand sage qui l’a rencontré une bonne quarantaine de fois à partir de la fin 2017, qui l’a vu pleurer aussi.

Sauf qu’en 2017, avant son incarcération, Nordahl, le trentenaire qui vit à toute allure et sans limite, s’est comme renfermé. Cette année-là, « il ne sortira que deux fois en discothèque », rappelle l’enquêtrice de personnalité. Il se dispute aussi avec plusieurs ex-compagnes fin 2016. « Je ne savais pas bien où j’en étais dans ma vie, se souvient-il. Mes amis construisaient leurs vies, avec un travail, des enfants. Moi j’étais, excusez l’expression, mais un peu vagabond, un peu déprimé, ça m’arrivait de consommer de la cocaïne. Il y a une rupture amoureuse avec Céline, une rupture avec Anouchka, Céline veut revenir. Moi je me dis “Stop, j’en ai marre, j’envoie tout valser”. » Du côté de la défense, comme pour cocher les premières cases du portrait de l’homme normal, Me Valentine Pariat interroge l’enquêtrice de personnalité : « Le parcours de vie de Nordahl Lelandais est-il banal ou sort-il de l’ordinaire ?
— Je n’aime pas le terme “banal”, mais je dirais que c’est un parcours pour lequel je n’ai pas noté de difficulté particulière. Je sais ce que c’est un parcours avec des difficultés, comme de la violence, et ce n’est pas le cas ici. C’est un parcours classique.
— Jusqu’à ses 17 ou 18 ans, on peut donc dire que rien ne sort de l’ordinaire chez Nordahl Lelandais ?
—  Je dirais même sur tout son parcours. Il y a seulement une baisse de moral en 2017.
— On peut donc évoquer une continuité et une rupture en 2017 ?
— Oui. »

« Combien avez-vous eu de relations amoureuses ?

— Beaucoup, Monsieur le président »

Dans le box, Nordahl Lelandais s’est levé. Il se tient toujours droit, s’exprime très bien, poliment, comme cela a été le cas durant toute l’instruction face aux magistrats rencontrés. Le président se tourne vers lui : « Combien avez-vous eu de relations amoureuses ?
— Beaucoup, Monsieur le président.
– Pas les relations d’un soir, hein ?
— Oui. J’ai eu une dizaine de relations amoureuses. Mais mes relations d’un soir étaient aussi toujours sérieuses, respectueuses envers mes partenaires. »

Me Alain Jakubowicz questionne à son tour son client : « Est-ce que vous faites bien la différence entre votre vie sexuelle et votre vie sentimentale ?
— Bien sûr. Une relation amoureuse, sentimentale, c’est quelque chose qui dure et pendant laquelle on développe des sentiments. »

Son conseil fait le détail de ses conquêtes (il ajoute par erreur le nom d’une enquêtrice intervenue après les faits. Rires dans la salle). Sa plus grande relation a duré trois ans. Une période avec en plus « une activité professionnelle quasi constante », précise l’avocat. « Donc là, on est bien ?, lui demande-t-il.
— Oui. »

Nordahl Lelandais voit alors sa vie sexuelle et sa vie sentimentale défiler dans cet endroit si austère qu’est une salle d’audience. Les femmes passent les unes après les autres, un homme aussi et tout est déballé, l’accusé mis à nu, tout autant que ses conquêtes, sans pudeur. « On s’est rencontré au printemps 2012. » Chloé raconte le premier contact, autour des chiens. « Assez rapidement, c’est allé au-delà du dressage canin. On se voyait, on savait ce qu’on avait à faire et puis voilà. Principalement dans sa voiture, dans des endroits un peu isolés. Il ne m’a jamais fait de mal physiquement, mais je pense qu’il avait une certaine emprise sur moi. Il a peut-être manqué de délicatesse parfois, mais il n’y a rien d’anormal qui m’ait particulièrement marquée. » Entendue par les enquêteurs, elle avait lancé : « Je me suis rendue compte que j’étais un plan cul »« Je ne partageais rien de plus avec lui. J’avais 17 ans, il en avait 29. »

La jeune femme pense qu’elle était chez ses parents la nuit des faits, alors que Nordahl Lelandais dit avoir cherché un endroit à proximité de son domicile pour abandonner le corps d’Arthur Noyer juste après sa mort. « Vous avez eu un contact avec M. Lelandais cette nuit-là ?
— Pas que je ne m’en souvienne. C’est difficile de ne pas lire ce qu’il y a dans les médias, mais…
— Ce qu’il y a dans les médias, je ne sais pas,
 la coupe immédiatement le président.
— … et je ne veux pas le savoir ! », s’agace la procureure générale.
« Il est possible que j’ai oublié, poursuit alors la témoin et que je n’en ai pas gardé de trace.
— Est-ce qu’il lui arrivait de venir à l’improviste, au milieu de la nuit, chez vos parents ?
— Non, jamais. »
 Nordahl Lelandais, « c’est un personnage, oui, qui pouvait me faire rire. Jamais je n’aurais pu penser qu’il s’en prendrait à une enfant et qu’il en viendrait à tuer. » Il y a de la tristesse dans sa voix. Elle ajoute : « D’après lui, si on ne se voyait que dans son véhicule, c’était de ma faute, parce que je ne prenais pas de nouvelles et je ne lui écrivais pas.
— Vous pouvez dire qu’il vous culpabilisait ?,
 l’interroge l’avocate générale Marianne Thirard, représentant le ministère public avec la procureure générale.
— Oui. »

À la défense de se lever. « Un plan cul, c’est courant ?, lui demande Me Pariat.
— C’est quelque chose qui se pratique, oui, de manière générale.
— Et ce n’est pas forcément irrespectueux ?
— Non, ce peut être un choix. »

« Écoutez, moi j’ai été très marquée par tout ça. C’est un moment que j’aimerais oublier »

« Il y a eu beaucoup de menaces de sa part. » Après Chloé, Nordahl Lelandais a connu Vanessa, pendant quelques mois. Elle a partagé un appartement deux mois durant avec lui. « Il s’est révélé à ce moment-là. » Un jour, alors qu’elle lui annonce qu’elle veut le quitter, il lui sort, furieux : « Je vais te faire bouffer le carrelage. » Une seule fois, il devient violent physiquement avec elle, en la soulevant par les bras et en la secouant de tout son corps. « Il s’est excusé ensuite, mais je lui ai dit que le mal était fait. Il était jaloux et possessif. » 
« Était-il quelqu’un que l’on pouvait contredire facilement ?, lui demande le président. 
— Non. » 
Un jour de forte tension, elle le prend pourtant de court, en l’enlaçant. Nordahl s’est alors mis à pleurer. « Je pense que je l’ai déstabilisé, il ne s’attendait pas à ce que je le prenne dans mes bras. » 
Sur le plan sexuel, « il avait un besoin énorme de relations sexuelles », sur le capot d’une voiture, dans les toilettes d’un restaurant… Mais toujours, et comme avec toutes ses compagnes, en respectant son consentement. Il l’a en revanche filmé durant un rapport sexuel, à son insu. Envoyée au front sur le sujet des ex de l’accusé, Me Valentine Pariat prend la parole. Elle est de la même génération que la témoin, l’échange est facilité. « Vous avez déclaré que quand vous mettiez le holà dans vos relations sexuelles, Nordahl Lelandais le respectait. Vous confirmez ?
— Oui.
— Vous dites qu’il avait un besoin énorme de relations sexuelles. Est-ce qu’on peut dire la même chose de vous, que vous avez peut-être des besoins supérieurs aux autres femmes ?
— J’admets que je suis portée sur la chose. Après, savoir si je le suis plus par rapport à d’autres…
— Ce serait possible ?
— Oui. »
Me Alain Jakubowicz prend la suite. « S’il n’y avait pas eu tous ces faits ensuite, est-ce que tout ce que vous racontez aujourd’hui présenterait la même importance ?
— Écoutez, moi j’ai été très marquée par tout ça, avec tous les faits, tout ce qui ressort. C’est un moment que j’aimerais oublier.
— Quand vous avez été entendu, vous avez dit “Il n’a pas pu faire ça en étant maître. Si c’est lui, pour moi, il y a un pétage de plomb”. Vous confirmez ?
— Oui. À ce moment-là, en septembre 2017, on n’avait pas tout ce qui est sorti ensuite.
— Votre point de vue a évolué avec la presse et la télé ?
— J’ai toujours beaucoup d’incompréhensions. »

« J’ai ce jour-là fait un signe de croix »

Arrive Céline. Sous le prénom d’emprunt Karine, elle s’est beaucoup exprimée dans les médias depuis 2019, affirmant avec caractère et à plusieurs reprises le contraire de ce qu’elle avait dit aux enquêteurs lorsqu’elle avait été interrogée au tout début de l’affaire. Elle avait également annoncé, avec fracas, dans la presse vouloir porter plainte contre les gendarmes qui n’avaient pas reçu sa plainte, racontait-elle, contre Nordahl Lelandais, avant même la disparition de Maëlys De Araujo. Mais avant le procès, le parquet de Chambéry n’avait toujours aucune trace de cette plainte. Sa relation avec Nordahl Lelandais a duré « un an et sept mois. Je crois que c’est la plus longue qu’il ait eu, en tout cas à ma connaissance », défie-t-elle déjà ses interlocuteurs. Mais elle se trompe, on l’a vu : la plus longue relation amoureuse de Nordahl Lelandais a duré trois ans. « Nous avions l’amour des animaux en commun. » Ils commencent leur relation au printemps 2015, pour se séparer en décembre 2016, puis pour se retrouver quelques jours en mars, avant une nouvelle séparation. À la barre, elle raconte un épisode qu’elle date au 10 avril 2017, soit la veille de la rencontre fatale entre Nordahl Lelandais et Arthur Noyer, et qu’elle a beaucoup raconté à la presse déjà. Il avait appris qu’elle était de nouveau en couple, alors, dit-elle, il était venu lui rendre visite en forêt, là où elle avait l’habitude de venir avec ses chiens. « Cette visite m’a fait extrêmement peur. Il était venu pour me terroriser. J’ai souvent dit qu’il portait un taille-haie, mais je pense en fait que c’était une tronçonneuse. J’ai compris ce jour-là que c’était ma mise à mort. Je savais que j’allais mourir et cette idée a pris fin le jour où il a été arrêté pour Maëlys. » Selon Nordahl Lelandais, ce passage en forêt n’avait pour but que d’effacer un coeur gravé sur un arbre par les deux amoureux d’alors, qui avaient ajouté la mention « C+N ».
Le président n’est pas convaincu : « Est-ce que vous dites tout cela par vengeance ? Ou parce que vous avez été influencée par tout ce que vous avez entendu dans les médias ?
— J’ai déposé plainte contre lui avant la mort de Maëlys De Araujo »
, répond-elle.
Après leur séparation, elle prend contact avec Anouchka, la relation suivante de Nordahl Lelandais. Elle lui conseille de se méfier, de l’enregistrer, elle ne s’éloigne pas complètement. « J’avais des sentiments pour lui. On a eu une relation très sérieuse. Je n’en aurais pas fait mon mari, mais c’était une relation sérieuse. » Mais, ajoute-t-elle, pour tout de suite rectifier le portrait, « c’est quelqu’un qui se met en colère pour tout. Il est impulsif, menteur, menteur, menteur. Il n’a jamais voulu avouer quoi que ce soit, alors que j’avais les preuves qu’il mentait. C’est quelqu’un qui faisait tout le temps la gueule, il ne voulait jamais plaisanter. Il était très très possessif, très collant, très jaloux. » Elle admet quand même qu’il ne l’a pas menacée lors de l’épisode de la visite à la tronçonneuse en forêt. « Aujourd’hui, je suis venue pour la justice, pour Arthur. » Le président la coupe : « Vous n’êtes pas venue pour Arthur, vous êtes là pour témoigner, que les choses soient claires ! »

Me Bernard Boulloud, du côté des parties civiles, saisit ce témoignage favorable pour lui : « Je crois comprendre que vous témoignez sans haine et sans vengeance…
— Non. Je raconte des faits. C’était mon harceleur. »
 
Puis, « je ne pouvais pas savoir l’ampleur du personnage ». Alors qu’elle était « prête à se suicider », son avocat lui a « sauvé la vie ». Elle répète avoir déposé deux plaintes contre Lelandais, notamment une pour « mise en danger de la vie d’autrui ». « J’ai été un peu surprise de vous entendre dire que vos dossiers étaient toujours en cours, lance diplomatiquement la procureure générale. Je le dis pour la loyauté des débats, vos plaintes ont été classées sans suite par le parquet de Chambéry, parce que les infractions étaient insuffisamment caractérisées. » Céline semble surprise.

Probablement que lui l’attendait, ce face-à-face avec elle. Alain Jakubowicz se lève. « Est-ce que l’on peut dire que c’était entre vous deux une relation d’intense amour ?
— Oui, si vous voulez »
, lui accorde Céline. L’avocat se saisit d’une lettre. Elle a été écrite par Nordahl Lelandais en 2016 et Céline en était la destinataire :

« Ma chérie… Après ce premier bisou, tout a été magique… L’envie d’être ton amoureux… L’envie de toi était très forte, pas juste ton cul, l’envie de ton coeur… Tu m’as légèrement caressé derrière le mollet et ça voulait dire beaucoup pour moi… Toi, que je veux, tu es mon amoureuse que j’aime… Je me souviens d’avoir dit à mon cousin ‘Elle est belle ma chérie’… Je t’aime, vraiment, énormément et je voudrais que tu le comprennes… Tu es la femme de ma vie et la mère de mes enfants… Je suis ton homme, ton lapin, ton beignet tout chaud… Tu es la future mère de ma petite Louise… Ton Nono. »

Me Jakubowicz regarde Céline : « Pensez-vous que beaucoup de femmes ont reçu des lettres aussi enflammées ?
— Je ne l’ai pas lue, le début seulement. Je l’ai juste survolée. »

L’avocat est surpris. « Vous en pensez quoi aujourd’hui ?
— Elle me donne très envie de vomir. »
La témoin se montre toujours en colère, d’une colère froide.
« Vous étiez extrêmement jalouse, je crois ?
— Non, pas du tout.
— Si vous n’étiez pas jalouse, Madame, pourquoi alors que vous étiez déjà séparés, vous vous êtes intéressée à la relation de Nordahl Lelandais avec Anouchka ?
— J’ai essayé de la défendre, de la protéger même. »

L’avocat poursuit avec l’épisode de la visite à la tronçonneuse en forêt. « J’ai juste dit qu’il était venu me terrifier.
— Y a-t-il eu un mot, un geste, un acte qui ait été violent de la part de Nordahl Lelandais à votre égard ?
— Il avait le visage froid et fermé.
— Vous avez parlé dans la presse de cet épisode comme de la peur de votre vie.
— Oui, j’ai ce jour-là fait un signe de croix.
— Nordahl Lelandais a-t-il cherché à vous tuer ?
— Ce jour-là, non.
— Un autre jour ? »

Elle répond assurément par l’affirmative, sans apporter le moindre élément supplémentaire. « À la minute où l’on se parle, s’agace l’avocat, un bandeau défile en continu sur une chaîne info : “« Il a cherché à me tuer » – Le témoignage accablant d’une ex-compagne”. Au moment où l’on se parle ! Alors que cela ne repose sur rien. » Il poursuit en évoquant une émission télévisée de la veille, « Touche pas à mon poste », de Cyril Hanouna, lors de laquelle un journaliste, Oli Porro Santoro, prétendant avoir travaillé sur cette affaire qu’il considère comme un vaste complot à plusieurs branches autour de Nordahl Lelandais, a affirmé qu’il avait eu un contact avec Céline. « Est-ce qu’il ment ?
— Oui. »

Le président s’impatiente : « On va revenir à notre dossier, Maître !
— C’est notre dossier, Monsieur le président, c’est notre dossier ! »

Dans les coulisses du procès, la question s’est posée à la cour d’appel de savoir s’il fallait réagir via un communiqué face à ces propos complètement farfelus tenus sur le plateau d’Hanouna, sans qu’aucune contradiction ne soit apportée. La Chancellerie en a été informée. Mais la décision a finalement été prise de ne pas réagir, pour ne pas donner de crédit et d’audience à certains qui n’attendent que cela.

« Je ne me suis jamais senti en danger »

Arrive maintenant Richard, l’une des relations homosexuelles occasionnelles de Nordahl Lelandais, avec un autre couple qui ne sera pas entendu lors du procès. « À l’époque, j’avais certains fantasmes et il répondait à ces fantasmes. » Les questions du président sont crues et le moment paraît durer mille ans pour Richard, très mal à l’aise. Les deux hommes se sont connus en 2016, près du lac d’Aiguebelette, joyau naturel savoyard. « Il y a eu sept ou huit rencontres au total entre nous. J’étais tout à fait consentant, je n’ai jamais fait des choses pour lesquelles je n’étais pas consentant. » Parfois, Nordahl revêtait des habits de militaire. À d’autres moments, Richard se recouvrait d’une tenue en latex. C’était un jeu, entre eux. Un jour, Richard demande à Nordahl de l’enlever, ce qu’il fait, en l’embarquant dans le coffre de sa voiture. Nordahl a filmé leurs ébats, il jouait le rôle de « l’hétéro macho », Richard ne semblait pas contre. Ils s’envoyaient des SMS aussi. Nordahl : « Ça va ? On s’encule quand ? ». Réponse de Richard : « Je bosse ! » Et puis le silence, à partir du 11 avril 2017, jusqu’en juin. « Je ne me suis jamais senti en danger, admet Richard, comme soufflé de n’avoir rien vu. Je n’ai jamais décelé quelqu’un de dangereux en fait. Quand j’ai été convoqué par les enquêteurs, j’étais le premier à leur dire “Non, je pense que vous vous trompez”. » Pour lui, Nordahl était « paumé »« Quelqu’un de malsain, on le sent. Je n’ai pas décelé quelque chose de malsain chez lui. »

Le défilé se poursuit, et le même discours sur ce monde qui s’écroule en apprenant la nouvelle. « Avec moi, il était correct », lance Elena, de son léger accent. Autre profil de femme, plus âgée. « J’ai été choquée quand j’ai su ce qui s’était passé. » Elle rencontre Nordahl au printemps 2016, via un site de rencontres. « En gros, je l’ai vu dix fois je crois. » Mais Nordahl se fait appeler Jordan. Alors quand elle est interrogée par les enquêteurs, elle leur lance : « Je ne connais pas cette personne. » En fait, si. Mais « moi je croyais pas à cette histoire, je croyais que c’était une erreur ». À l’audience, elle parle de l’attirance de Nordahl/Jordan pour les enfants : « Enfin, c’est ce que j’ai lu dans le journal. »

« Trouve toi une autre meuf qui te dit tout le temps oui »

Camille, elle, est plus jeune que Nordahl. Elle l’a aussi rencontré via un site de rencontres, elle aussi pensait qu’il s’appelait Jordan. Il n’a, là non plus, jamais été violent avec elle, elle était une sex-friend, ils passaient ensemble du bon temps. Le soir des faits, ils ont échangé des SMS, beaucoup de SMS. Lui veut la voir. Elle refuse, en disant qu’elle a ses règles. Nordahl : « Je m’en fous, j’ai envie de toi. » Il insiste, lourdement. Camille : « Non, sérieux, Jordan, je suis crevée. » Puis : « T’es chiant, j’ai pas envie, je suis crevée. » Et enfin, à 22 h 53 : « Trouve toi une autre meuf qui te dit tout le temps oui. » Le dernier SMS sera envoyé par Nordahl à 23 h 06, alors qu’il est sur la route, en direction de Chambéry, là où il croisera Arthur Noyer.« J’ai été stupide et naïve. Aujourd’hui, je culpabilise, parce que si j’avais accédé à sa demande, peut-être qu’on aurait évité un drame.
— Ne culpabilisez pas, Madame,
 tente de la rassurer le président. C’est la vie. Un jour, on prend une route à gauche, un autre jour, une route à droite. »

Plus tard, s’avance Christelle, une amie de Chambéry. Elle n’a pas envie d’être là, la présence des médias lui fait peur. Nordahl, c’était quelqu’un de « normal, M. Tout le monde, quelqu’un d’agréable ». Elle a eu des relations sexuelles avec lui pendant quatre mois, il l’a filmée lors de leurs ébats. Mais « avec moi, il n’a jamais été agressif, il n’a jamais eu de geste violent. Après, il y a eu des mots parfois un peu violents »« J’ai l’impression qu’il y avait deux Nordahl. Un côté ange avec ses copains de Chambéry. Un côté démon à Pont-de-Beauvoisin. À Chambéry, on ne savait même pas qu’il se droguait. Il avait vraiment le comportement d’un bon ami. » Elle raconte les menaces reçues après le déclenchement de l’affaire. « Il y a eu une dure période… — La vindicte dont vous avez été victime est totalement inadmissible, de la part des internautes comme d’autres personnes », insiste le président. Elle se souvient :
«On ne comprenait rien à tout ça, on se disait que c’était une erreur, qu’il serait relâché. Je l’ai défendu jusqu’en décembre peut-être. Après, petit à petit, j’ai eu des soupçons, mais je ne voulais pas y croire. J’ai vraiment réalisé quand on a retrouvé les ossements de la petite. Et là, j’ai fondu en larmes, j’ai mis six mois à m’en remettre. »

Anouchka est la dernière compagne de Nordahl, celle avec qui il était encore au moment de son incarcération. « Bien sûr qu’il a des qualités. C’est pour ça que j’étais amoureuse de lui. Il était doux, affectueux, on avait la même passion des chiens. Oui, il avait un fort caractère et quand il était énervé, il pouvait faire peur. Il a pu être violent verbalement, mais jamais physiquement. » Elle raconte qu’en matière de relations sexuelles, il était « très demandeur, il avait tout le temps envie ». Mais « je ne me serais pas doutée qu’il pouvait tuer quelqu’un ».« Votre histoire avec Nordahl Lelandais fut une belle chose, avance doucement Me Alain Jakubowicz. Vous êtes la seule femme dont il m’a parlée. » « Vous parlez des “Feux de l’amour” entre vous. Pardon, je ne connais pas bien, s’amuse l’avocat. Je parlerais plutôt de Feydeau… Vous avez beaucoup aimé un homme et puis vous avez appris des choses terribles. Je pense d’ailleurs que cela vous a fait souffrir de l’entendre être traité de monstre ?
— C’est pas l’homme que j’ai connu,
 acquiesce-t-elle.
— Ce que je souhaiterais, c’est que vous ne conserviez, même si c’est difficile, que les bons souvenirs de cette relation. »

« J’avais besoin de mes amis, comme pour reprendre une vie normale »

Nordahl Lelandais n’avait pas que des conquêtes amoureuses, des plans cul, des histoires d’un soir ou de plusieurs mois. Il avait également de grands et beaux amis. Ils ont défilé eux aussi à la barre, le cœur en miettes. « Il était bien, il était beau, il était festif, normal. Il était comme toujours. » Il y a toujours de la tendresse pour Nordahl Lelandais chez Alexandra, mais elle ne comprend pas. Le 13 avril 2017, environ 36 heures après la mort d’Arthur Noyer, elle a passé la soirée avec lui et d’autres, et « on a passé une excellente soirée, très festive »« Moi j’ai connu quelqu’un d’extrêmement sympathique, prévenant. On appréciait sa compagnie. » Ce soir-là, elle n’a rien vu. Quand ils se sont revus ensuite, notamment à l’occasion d’un brunch, non plus. Ni même avant. Rien, du moins, qui aurait pu ressembler à « un signe avant-coureur » de l’année criminelle de son ami. Parce qu’elle avait quand même remarqué un changement « en février 2017 ». Avant, « j’ai connu un Nordahl qui faisait attention à son alimentation, qui ne buvait pas, ne fumait pas ». Après, il y a comme une bascule. Mais de là à imaginer le pire ? « Il avait bien besoin de se mettre un petit peu en avant », mais « est-ce un défaut ou pas ? »

« Il y a trop de choses qui ont été écrites…
— Ce qui a été écrit hors procédure nous indiffère, Madame… »
, la reprend le président.
Alexandra garde son élégance à la barre, une sorte de légèreté, mais elle se montre démunie aussi, ployant sous un poids trop lourd pour elle. « Quand on apprend ça, on est ahuri, on a de la peine d’avoir fait entrer une personne comme ça dans sa vie. Ce n’est pas une histoire de sentiment. Nous, on a eu la chance de connaître la face positive de Nordahl. Mais on n’est pas préparé à ça en tant qu’humain. »

Les mots font mal, plus encore parce qu’ils sont dits avec douceur : « Moi je n’ai rien perdu, à la limite un ami ». Elle se tourne alors vers le box : « Tu leur dois la vérité, Nordahl… » Il n’y a pas de question du côté de la partie civile et du ministère public. « Sur la base de quoi vous sentez-vous atrocement trahie, Madame ? l’interroge Me Alain Jakubowicz. Est-ce que finalement vous ne l’avez pas déjà jugé par vos propos ?
— Je n’ai pas tous les éléments pour le juger. C’est la maman qui parle et je me suis refusée à suivre le début du procès. Mais dire cela, c’est dire
 “Tu as été un super mec, continue à l’être”, tout simplement. »

Dans le box, Nordahl Lelandais se lève, vacillant. Il a pleuré. Sa voix est pleine de tendresse pour cette amie qu’il aime toujours. « Tu as tout à fait raison dans tous tes propos.
— Ce n’est pas moi qu’il faut regarder, Nordahl.
— Je ne sais pas quoi dire.
— Dis-leur ce qu’il s’est passé. Tu ne peux pas dire que c’est un accident. Ce n’est pas une carapace…
— C’est une carapace, Alexandra. Au fond de moi, je n’étais pas heureux et j’ai eu un comportement très lâche. Je ne faisais pas de comédie. Comme la cocaïne, ce n’était pas une histoire de bien cacher les choses. Cette équipe d’amis, vous êtes des personnes que j’adore, avec qui j’aurais dû parler. Mais j’y arrivais pas. »

Le président interroge l’accusé sur l’hypothèse de l’accident (qui n’est jamais nommé comme cela à l’audience par la défense). « On t’aurait même aidé, Nordahl », ajoute Alexandra, qui a encore beaucoup à lui dire. « Pas à dissimuler la vérité, mais à assumer ce que tu avais fait.
— Je sais. Je sais que vous auriez été des personnes qui m’auraient accompagné.
— La question n’est pas là, M. Lelandais,
 l’arrête François-Xavier Manteaux. La question est que 36 heures après les faits, vous passez une soirée festive avec vos amis, vous draguez, comme s’il ne s’était rien passé.
— Par la suite, mes nuits n’ont jamais été les mêmes. Je suis vraiment désolée de vous dire ça, M. et Mme Noyer. Je sais que vos nuits sont pires que les miennes. »

Cécile Maltet-Noyer balance sa tête de haut en bas. « La meilleure chose à faire aurait été de prévenir les secours, les gendarmes, mais à ce moment-là, je ne savais pas quoi faire. Et je ne voulais pas montrer à mes amis que je n’étais pas bien. »

Me Jakubowicz reprend la parole et se tourne d’abord vers Alexandra. « Trente-six heures après un drame effroyable, vous, tout à fait amicalement, vous lui proposez de vous rejoindre. » Puis, il pivote vers son client. « Un échange de SMS avec votre amie se fait. Vous, vous savez ce qui s’est passé, contrairement à elle. Alors qu’est-ce qui se passe à ce moment-là dans la tête de Nordahl Lelandais ? Puisque c’est une question qu’on se pose beaucoup ailleurs, j’aimerais qu’on se la pose ici. Vous acceptez d’aller boire des canons et d’aller faire la fête. Pourquoi ?
— Pour oublier. C’est un moment irréel, je me dis que c’est impossible ce qui s’est passé.
— Mais pourquoi aller à cette soirée ?
— J’avais besoin de voir mes amis. Bizarrement, j’avais besoin d’eux. »
 Ça la chamboule, Alexandra. L’avocat poursuit. « Je ne vais pas faire semblant de continuer à te vouvoyer… Es-tu réellement ce monstre caché dont tout le monde parle ou cet homme qui a besoin de ses amis ? Qu’est-ce que tu peux lui dire à Alexandra ? Pourquoi ? Comment un homme normal, celui qu’elle a décrit, non seulement commet cet acte criminel mais en plus va ensuite à cette soirée ?
— J’avais besoin de mes amis, comme pour reprendre une vie normale. Je ne sais pas comment expliquer.
— Tu voulais cacher aux autres ce que tu avais fait, mais aussi te le cacher à toi-même ?
— Oui.
— Tu peux comprendre que ça heurte ?
— Oui, bien sûr. »

L’avocat pivote de nouveau sur lui-même, en direction d’Alexandra. Il n’y a pas de bruit dans la salle. « Tout le monde a en tête ce terme de “monstre”, mais cela semble tellement éloigné de ce que vous avez vu.

— Je crois que mon cerveau n’arrive pas à le voir réellement. Je n’arrive pas à le voir comme un monstre. Pour moi, c’est Nordahl. Mon cerveau a bloqué, comme une énorme douleur.

— Et s’il n’était pas un monstre ?
— C’est à vous de le prouver, Maître. »
Elle sourit, Me Jakubowicz et la salle aussi.« On ne passe pas à autre chose quand on a ôté la vie d’une personne, ajoute-t-elle.
— Ce n’est pas exactement ce qu’il a dit. Il dit “après l’acte commis, j’avais besoin d’eux”. Ces SMS sont une main tendue.
— Je n’y crois pas.
— Mon rôle n’est pas de vous convaincre vous, mais de convaincre la cour d’assises et ce ne sera pas facile. »

Alexandra se tourne vers Nordahl, le ton toujours calme, la tristesse infinie. « T’avais besoin de lumière, de briller, et tu as choisi une drôle de façon de le faire. Tu avais tout pour réussir, Nordahl… »

« Ce n’est pas la personne que je connais, c’est incompréhensible… »

Le défilé de tristesse se poursuit. « Ce n’est pas la personne que je connais, c’est incompréhensible… » Julien et Nordahl, c’est une amitié de vingt ans, qui s’est rompue dans le sang et le mensonge. Son nom est apparu publiquement pendant l’instruction et a électrisé un peu plus l’ambiance : il porte le même qu’un homme qui a disparu en 2016, le lien a donc été fait par certains entre cet autre homme et Nordahl Lelandais. Sauf qu’il ne s’agit que d’un homonyme. « Je suis extrêmement déçu. Je n’ai pas de mot, c’est assez compliqué. » Le président lit ses dépositions : « Avec ce que j’ai vu dans les médias… »« Évidemment », s’agace François-Xavier Manteaux, qui demande au témoin ce qu’il pense de la version de son ancien ami. « Pour moi, on n’est pas sur la vérité. On est sur une vérité. Mais au fond de moi, je sais que ça ne correspond pas à la réalité. »

Nordahl Lelandais est invité à se lever. Il s’adresse à celui qu’il considère toujours comme son ami. « Quelle vérité ? BFM et tout ça ?
— Non. Je sais que les choses, tu les fais pour une raison. Après tout ce que j’ai pu apprendre, ça ne correspond pas…
— Tu as tes convictions, Julien. Oui, j’ai menti. Oui, je me suis énervé. Mais ça ne résume pas toute ma vie.
— Je ne t’ai jamais vu te battre. »

L’échange est plus brut qu’avec Alexandra.
« Que tu sois déçu à l’heure d’aujourd’hui, je comprends…
— Tu ne peux pas dire que c’est un accident et dérouler les faits dans les mois suivants pour arriver à la fin août (et la mort de Maëlys De Araujo, ndlr).
— La bagarre, c’est quelque chose qui s’est très mal terminé. C’est très compliqué, même avec toi qui a été un pilier pour moi. Tu crois réellement, Julien, que c’était facile pour moi de te le dire ?
— Il n’y a rien de facile. Ni pour toi, ni pour personne. Ce n’est pas facile pour moi, je suis devenu différent, ma confiance envers les autres ne peut plus être la même. On attend juste que tu dises la vérité, pas seulement ta vérité. Je te garantis que pour tout ça, vraiment, il y a une colère qui ne disparaîtra jamais.
— Je connais ton regard, je sais que tu es très en colère contre moi… »

Nordahl Lelandais ajoute : « Par rapport à mes amis, ceux qui m’ont connu, bien sûr que je m’excuse. C’est un peu facile, mais je m’excuse du fond du coeur. Quoi que tu penses Julien, je ne t’ai pas manipulé. Je pense que tu es aussi influencé par ce que tu as entendu… »

À nouveau, Me Alain Jakubowicz se lève pour interroger le témoin : « Vous employez le terme “d’accident”. D’où vient-il ? Qu’est-ce qui vous laisse penser que ce serait un accident ?
— Son attitude et sa façon de présenter les choses.
— Mais d’où est-ce que vous tenez ce terme ? Un petit peu de ce que vous avez entendu ?
— Non, c’est ce que je perçois.
— En définitive, vous ne savez rien de tout ça, sauf qu’un jeune homme est mort. Est-ce que Nordahl Lelandais a dit qu’il s’agissait d’un accident ?
— Non.
— Par la déception immense qui est la vôtre, vous dites que ce n’est pas la vérité. Qu’est-ce qui vous autorise à dire cela ?
— Parce qu’il y a beaucoup de choses qui sont fausses dans ce qu’on a pu vivre au quotidien. Ce qui est présenté ne correspond pas à l’idée que je me fais. C’est un ressenti. »

« Soulage-toi de la vérité, soulage ton âme »

« Une vie normale avec des amis que vous avez tous ici, c’est ce que j’avais avec Nordahl. » Nazim est un chef d’entreprise, père de famille. Il décrit à la barre une réelle amitié et ses mots pleurent la perte d’un être cher. « On n’a vécu que des moments sympas ensemble et puis maintenant on se retrouve ici. J’ai appris à l’aimer comme un ami, et aujourd’hui ce n’est plus le cas. » La cour d’assises plane littéralement. Il n’y a pas un bruit, chacun ne voit que cet homme qui se balance sur ses pieds. Celui qui a été l’un de ses meilleurs ami est à sa droite, derrière lui, Nazim ne le regarde pas pour l’instant.

« Aujourd’hui, je comprends ce qui se passe. Mais je n’arrive pas à relier Nordahl à ça, je n’arrive pas à comprendre ce grand écart. Le plus investi quand on avait besoin d’un coup de main, c’était lui. Un ami qui est là, qui vous rend service, que je prenais plaisir à accueillir chez moi. C’était ça le quotidien, tout ce qu’il y a de plus banal : des amis qui se respectent, qui s’aiment, qui se font confiance. Des amis qui vivent des moments agréables, des moments de partage. C’est quelqu’un qui était toujours présent, en qui j’avais confiance. Je n’ai pas un seul mauvais souvenir avec lui. »

Nazim, qui lui avait déjà — comme on dit — réussi à l’époque, une femme, une fille, une entreprise, le répétait à Nordahl, l’ami qui enchaînait les petits boulots sans perspective : « Il faut que tu trouves un truc qui te plaise, pas un job de merde »« Mais il n’arrivait pas à trouver. Et je lui faisais la même réflexion sur ses relations amoureuses. » Quelque temps avant la mort d’Arthur Noyer, parce qu’il sent que quelque chose ne va pas, Nazim demande aussi à son ami : « T’es sûr que tout va bien ? Que tu ne consommes pas de cocaïne ? » Mais Nordahl balaie les questions.

Quand les enquêteurs l’interrogent au début de l’affaire, Nazim s’agace fortement. « C’était évident dans mon cerveau que c’était pas lui. » Alors il appelle plusieurs fois la mère de Nordahl, pour lui témoigner son soutien. « Je suis le dernier pote à avoir cru à son innocence. Tous les autres l’ont lâché et tous les autres m’ont lâché aussi. » Mais « le jour où il y a eu une preuve pour Maëlys et les aveux de Nordahl, je ne pouvais plus… Je pleurais seul dans mon bureau entre deux rendez-vous. Quand je suis rentré chez moi le soir, j’ai vu ma femme avec ma fille dans les bras. Elle avait les yeux rouges et elle m’a demandé : “Et sinon, comment on fait pour mettre notre famille à l’abri ?” » Nazim pleure, la salle pleure, Alain Jakubowicz sort un mouchoir. Il n’y a rien d’autre à faire que de boire ses paroles. Ce que dit Nordahl, « j’en sais rien si c’est la vérité, j’étais pas avec lui, j’ai jamais tué quelqu’un. Tout ce que je sais, c’est qu’Arthur est mort et Nordahl était à la fête le 13 avril. »

Il s’adresse à celui qui est dans le box, sans se retourner vers lui : « Soulage-toi de la vérité, soulage ton âme. Le mal est fait. Vis ce qui te reste à vivre plus léger. En tout cas, il n’y a rien qui pourra être changé. Accident, préméditation, il n’y a que toi qui sais. Mais il faut se rendre compte d’une chose : les dommages collatéraux. À côté de la famille Noyer, des parents de Nordahl, je suis un petit dommage collatéral. Malgré tout, ça me fait énormément souffrir. Alors il faut arrêter tout ce cinéma… On n’a rien demandé, nous. Moi j’avais juste un ami, c’est tout. Et aujourd’hui, je me retrouve à devoir parler du sujet le plus grave qui existe : un être humain qui fait du mal à un autre être humain. » Nordahl, « c’était vraiment un ami. Beaucoup ont de la haine contre lui. Moi je n’ai pas de haine, j’ai que de la peine. Il s’est bousillé lui-même, c’est trop dommage. » Nordahl Lelandais est comme tout le monde, il pleure. Nazim le regarde longuement et puis l’écoute :

« Tu as tout dit. Tu as été courageux, tu l’as toujours été. Tu es une personne en qui je donnais toute ma confiance. À côté de toi, moi je ne suis pas courageux. Je parle très souvent de toi, avec mes soignants, mon avocat. T’as tellement toujours été vrai que je ne sais pas quoi te dire, j’ai tellement de honte… Toi, tu resteras toujours dans mon coeur, tu resteras mon ami. »

La vérité, ajoute l’ami accusé, « j’ai commencé à l’expliquer, je l’ai peut-être mal exprimée. La vérité, j’essaie de la dire depuis le début, mais tout le monde me dit “non, c’est pas ça” ». C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis l’incarcération de Nordahl Lelandais. Avant de partir, Nazim a pris le temps de venir saluer les parents d’Arthur Noyer. Et puis avant de prendre une porte dérobée pour éviter la presse, il a regardé son ami dans le box et il l’a longuement salué, d’un geste de la main. Après ces témoignages, les deux avocates générales ont dit leur satisfaction de voir que cela avait rendu à Nordahl Lelandais cette part « d’humanité » qu’il semblait avait perdu, depuis trois ans, dans l’opinion.

« Bourré, mais lucide ? »

L’écran de la salle d’audience nous emmène maintenant en discothèque. Arthur Noyer danse, il fait le rigolo au milieu de danseurs d’un soir. Sur le banc des parties civiles, sa mère regarde les images. Sous son masque, on devine un sourire plein de l’amour d’une mère pour son fils. Sur les images en noir et blanc, c’est la fête, Arthur est heureux, avec ses copains et des inconnus. C’est en fait sa dernière soirée.On le voit aussi à l’extérieur de la boîte de nuit. Au sol, sur le dos, les bras en croix. Les mains agrippées aux arceaux à vélo. Assis sur l’un d’eux. Il n’est manifestement pas très frais, la soirée a été arrosée. Mais après un moment pour reprendre ses esprits, on le voit marcher. La vidéo est une succession d’images prises par les caméras de vidéosurveillance présentes sur cette zone, le film n’est pas continu. « Un problème » pour la défense. « On a sur les PV des commentaires subjectifs sur des images que nous n’avons pas, ce qui est problématique pour les droits de la défense », estime Me Jakubowicz, soulignant par exemple que nous ne voyons pas sur ces images Arthur Noyer tomber au sol.

Ce soir-là, il s’est d’abord fait voler son téléphone, près du théâtre de la ville, à deux pas de la discothèque. De passage par ici, Véronique est intervenue, les deux voleurs ont fini par déposer le portable sur un muret, mais la jeune femme avait entre-temps contacté police secours. Arthur lui a fait un baise-main pour la remercier. « J’ai trouvé ça adorable », s’amuse Véronique à l’audience. Il « tenait debout », mais elle l’a vu tituber. « Il était très alcoolisé. Je le poussais, il tombait. » « Arthur a-t-il eu le temps d’identifier les deux voleurs ? lui demande Me Bernard Boulloud.
— Je ne pense pas. Pour moi, ils sont passés comme un éclair. Et honnêtement, si j’avais recroisé Arthur dans la rue après, il ne m’aurait pas reconnue. »

Me Alain Jakubowicz sort le PV d’intervention de police secours. Il y est écrit que « la personne qui appelle a vu un homme alcoolisé et en colère »« Dans son audition, un policier dit “Il n’était pas ivre, il tenait debout”. Les trois policiers intervenus sont du même avis. Vous avez, vous, une position assez différente…
— Les policiers l’ont vu sur un court laps de temps. Moi j’ai eu le temps de discuter avec Arthur et j’ai travaillé dans des bars. »

Me Bernard Boulloud balaie les auditions des policiers. « C’est extrêmement fréquent que trois policiers se trompent sur un même moment, extrêmement fréquent… », lui répond son confrère en défense.

L’un des policiers arrive alors. Il n’est pas très à l’aise. « Oui, Arthur Noyer est alcoolisé, il sent l’alcool. Mais ses propos sont cohérents, il ne perd pas l’équilibre, il est calme, très calme et il n’y a pas de trouble à l’ordre public. Il était alcoolisé, mais ça ne nécessitait pas sa prise en charge. »
« Est-ce que vous l’avez fait marcher ? », lui demande Me Bernard Boulloud.
— Non. »
« Est-ce qu’il est nécessaire de faire marcher quelqu’un pour voir son ivresse ? l’interroge en écho Me Alain Jakubowicz.
— C’est un des éléments pour savoir s’il y a une ivresse manifeste. »
Ce qu’il ressort de l’enquête, c’est que la dernière prise d’alcool par Arthur Noyer est, au plus tard, à 2 heures du matin.« Arthur Noyer savait-il se défendre ? demande à son tour en défense Me Mathieu Moutous à Alexis, un ami proche du caporal, présent lors de cette soirée d’après-service à la caserne.
— Oui.
— Est-ce que cette soirée correspond à une soirée où Arthur Noyer est bourré, mais lucide ?
— Oui. »

« Arthur m’a demandé de le déposer à Saint-Baldoph »

Après l’histoire du vol avorté de son téléphone, Arthur Noyer est retourné vers la discothèque, il a récupéré sa veste, puis quitté les lieux, à pieds, en direction de sa caserne à Barby, où il était attendu à l’appel le lendemain matin. Nordahl Lelandais, lui, a d’abord dîné chez des amis, a semble-il poursuivi sa soirée dans un bar proche de là où était Arthur Noyer, puis il s’est baladé un moment dans ce quartier de la nuit chambérienne, à la recherche de connaissances. « Au moment de repartir chez moi en voiture, j’ai vu un jeune homme, Arthur Noyer, au niveau d’un rond-point. Il était pratiquement au milieu de la route. » Nordahl baisse alors la vitre passager de son véhicule. « Il m’a demandé de le déposer à Saint-Baldoph. » Une caméra de vidéosurveillance à l’entrée de cette commune confirme le passage de la voiture de Nordahl Lelandais à ce moment-là, puis plus tard au retour. La difficulté est que selon plusieurs témoins, Arthur Noyer avait pour projet, lorsqu’il était encore à Chambéry, de rentrer à sa caserne. Nordahl Lelandais affirme, lui, l’avoir déposé sur le parking du centre socioculturel de la commune de l’agglomération chambérienne, cerné par des maisons et des immeubles. « Son téléphone était resté dans la voiture. Je suis sorti de la voiture pour le lui donner, et en le lui tendant, Arthur a cru que c’était moi qui était responsable du vol. Il me donne un coup au niveau de la lèvre. Je lui dis “Qu’est-ce qui se passe ?”. Il me donne un deuxième coup. » Ce qui entraîne ensuite, raconte Nordahl Lelandais, un échange de coups. Et « à un moment donné, il tombe en arrière. Sur le moment, je ne réalise pas, je ne réagis pas vraiment. » Il raconte avoir fait des allers et venues entre le corps d’Arthur Noyer et sa voiture. Il place un doigt au niveau de la carotide. « Je ne perçois aucun pouls. » Un massage cardiaque, puis un autre. Aucune réaction. Alors Nordahl Lelandais décide de charger le corps dans le coffre de sa voiture. « J’ai roulé sans savoir où j’allais vraiment. » Il roule et « à un moment donné, dans une épingle au col de Marocaz, la première ou la deuxième je ne sais plus, je me suis arrêté et j’ai décidé de déposer le corps de M. Arthur Noyer à cet endroit. » Il se tourne vers le portrait d’Arthur Noyer, déposé aux pieds des parties civiles. Le moment paraît aussi artificiel que lorsque Me Bernard Boulloud s’est tourné au début de l’audience vers cette photo. « Désolé Arthur. Je sais que tu es face à moi, là. Je dis ce qu’il s’est passé. Ta famille est très peinée, mais je dis la vérité. » L’audience est suspendue. La greffière quitte sa place et vient tendre un mouchoir à l’accusé.

« Tous les jours, on parlait de moi à la télé »

« Mon but n’est pas de vous faire avouer. » Cette fois, le président François-Xavier Manteaux s’apprête à interroger Nordahl Lelandais sur sa version des faits. « Mon but est de savoir si votre version est cohérente ou incohérente avec les éléments de l’enquête. » Nous sommes au cinquième jour d’audience. La fatigue est présente sur toutes les têtes, mais le moment est important. Le magistrat commence tranquillement son interrogatoire et au fil des minutes, la pression sur l’accusé ne va que s’accentuer. « Vos ex-compagnes ont parlé de vous comme d’un menteur pathologique, impulsif, les mettant sous emprise. Est-ce exact ?
— Menteur pathologique, je ne sais pas ce que ça veut dire, mais il y a eu des mensonges, oui. L’impulsivité, oui, mais je n’ai jamais frappé une femme. »

Le président revient sur le moment de la garde à vue, entre le 18 et le 20 décembre 2017. À ce moment-là, Nordahl Lelandais nie tout. Mollement et avec détachement, diront les experts du département des sciences du comportement de la gendarmerie nationale. « C’était très compliqué. Bien sûr que c’est dur de dire qu’on a tué un homme. Je n’ai jamais voulu le tuer. Jamais, jamais, jamais », répète l’accusé. Dans le box, il se fait un peu syndicaliste. « Tous les jours, on parlait de moi à la télé. On a dit des choses complètement fausses. Dès que je disais quelque chose, tout de suite, c’était dans la presse, toujours déformé. Alors c’était très compliqué de dire que j’avais tué quelqu’un. Je n’étais pas encore en garde à vue que mon visage était déjà à la télé, parfois flouté, parfois pas. Ils ont donné la photo de ma maison, l’adresse… Ils ont tout donné , tout de suite. » En décembre, lors de sa garde à vue pour la mort d’Arthur Noyer, « c’était une époque où j’étais sous médicaments. J’avais du mal à exprimer certains sentiments, oui. J’essayais d’aller à la vérité mais je ne savais pas comment faire, j’avais du mal. Bien sûr, c’est mentir. Les gendarmes m’ont posé une simple question : avez-vous déjà menti dans votre vie ? Bien sûr. Qui n’a jamais menti dans sa vie ? »

Mais, lui rappelle le président, après avoir persisté à dire qu’il n’était pour rien dans la disparition d’Arthur Noyer, il amène une troisième version, le 29 mars 2018, à l’occasion d’un interrogatoire et d’un transport sur les lieux : Nordahl Lelandais dit alors qu’Arthur Noyer l’a blessé à l’arcade sourcilière. « L’arcade sourcilière, c’est pas vrai. Comme j’avais tué un homme, j’ai voulu vraiment gonfler l’attaque envers moi. » La vérité, « j’y suis allé par étape et j’y suis arrivé. Vous savez, Mme Bouyé, la juge d’instruction, elle avait des questions particulières. C’était difficile d’expliquer. »

Le président revient sur la nuit du 11 au 12 avril. Lors de cette soirée, Nordahl Lelandais est vu en train de déambuler dans les rues pendant près de deux heures, allant et venant dans ce même quartier des noctambules où est aussi Arthur Noyer. « J’avais l’habitude de venir sur Chambéry, pratiquement tous les jours. Je connaissais beaucoup de monde, mais ce soir-là, je n’ai croisé personne que j’avais l’habitude de voir.
— Est-ce que vous cherchez, non pas une proie qu’on soit bien clair, mais la possibilité d’un plan, d’une relation sexuelle avec un homme ou une femme, qui aurait été consentant ?
— Ce n’était pas mon but. Mon but, c’était de voir des amis.
— Vous êtes d’accord que plus tôt dans la soirée, vous avez envoyé des messages insistants à Camille et vous étiez à la recherche d’une relation sexuelle ?
— Oui, mais une pulsion ne dure pas cinq heures. Je n’étais pas à la recherche d’une relation sexuelle à ce moment-là. Il n’y a jamais eu quoi que ce soit de sexuel avec M. Noyer. »

Il prend ensuite Arthur Noyer en stop. « Il me demande d’aller à Saint-Baldoph » pour aller retrouver des connaissances, répète Nordahl Lelandais. « Dans la demi-heure d’avant, sa demande, c’était d’aller se coucher à sa caserne du 13e BCA à Barby, selon plusieurs témoins. Arthur Noyer était un militaire sérieux. Comment arrive-t-il à Saint-Baldoph ?
— Parce qu’il me le demande, Monsieur le président. »

La bagarre entre les deux hommes a lieu juste après 3 heures selon Nordahl Lelandais. « Je n’avais pas de manuel d’émotions pour savoir quoi faire. Là, à ce moment-là, je ne sais plus quoi faire, vraiment pas. Bien sûr, j’aurais aimé savoir, je le sais aujourd’hui : prévenir les secours.
— Vous avez quand même la présence d’esprit d’éteindre vos deux téléphones, à 3 h 31 puis 3 h 41. C’est de la panique là ?
— Oui. »

Le président doute.
« Quand on est en panique, qu’est-ce qu’on doit faire ? Je ne voulais pas qu’on sache que j’étais là, oui, c’était un moment de panique. La preuve, je n’ai même pas éteint mes téléphones au même moment. »

Le président poursuit et trace sa route dans son interrogatoire. « J’ai compris ce qu’il s’est passé très vite après votre arrivée sur le parking de Saint-Baldoph. Mais après ? Que s’est-il passé pendant deux heures trente (avant que sa voiture soit de nouveau filmé par la caméra de vidéosurveillance à la sortie cette fois de Saint-Baldoph, ndlr) ?
— J’ai tourné en rond, à pied, en voiture, pour trouver un endroit où déposer le corps. Oui, je cherchais un endroit pour me… me débarrasser du corps. Je ne voulais pas qu’il reste sur le parking.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est décédé.
— Pourquoi pas le faire dans la commune de Saint-Baldoph ?
— Pour moi, il n’y avait que des endroits trop visibles pour déposer un corps.
— Vous vouliez échapper à vos responsabilités ?
— Oui, Monsieur le président. »

Murmures dans la salle.
« La route du col de Marocaz, je l’avais déjà prise en moto. C’était l’endroit le plus approprié pour déposer une personne tuée, pour qu’elle ne soit pas retrouvée. Pour moi, c’était un endroit peu fréquenté.
— Vous avez fait en sorte que le corps ne soit pas visible depuis la route ?
— Oui, bien sûr. J’étais dans un état de panique, j’avais bu, j’avais tué un homme, j’avais pas la lucidité.
— Vous aviez quand même la lucidité de vous dire qu’il n’y avait pas de bon endroit à Saint-Baldoph pour déposer le corps.
— Ce n’est pas une question de lucidité. J’ai cherché un endroit pour déposer un corps, c’est tout.
— Qu’est-ce que vous faites ensuite à votre arrivée chez vous ?
— À ce moment-là, je n’en ai aucun souvenir. Depuis le col de Marocaz, je n’ai aucun souvenir. »

« Un homme est mort 36 heures plus tôt et on va en boîte de nuit ? »

Le 12 avril au soir, Nordahl Lelandais va au au McDonald’s puis au cinéma, avec un ami qui a insisté. Ils vont voir le film « Fast & Furious 8 ». Le 13, il passe la soirée en boîte de nuit avec ses amis. « J’avais vraiment besoin de voir du monde.
— Un homme est mort 36 heures plus tôt et on va en boîte de nuit ?
— Ce n’est pas une question de boîte de nuit. Ça aurait pu être un restaurant ou bien seulement chez moi.
— Vous aviez besoin de parler ?
— Oui. J’aurais dû… »

Nordahl Lelandais veut revenir sur un point, l’histoire du vol du téléphone d’Arthur Noyer. « Je n’avais pas accès au dossier d’instruction, je ne savais pas pour cette histoire, je n’ai pas pu l’inventer. » Après la mort d’Arthur Noyer, il jette le téléphone de sa victime par la fenêtre de sa voiture. Téléphone qui atterrit près d’une gendarmerie. « Là c’est une absence de lucidité, vous jetez le téléphone presque au pied des gendarmes… », lance avec une légère ironie le président. Puis le magistrat poursuit, sur la consommation de cocaïne. « Quand vous êtes interrogé par la juge d’instruction le 9 novembre 2018, vous n’en parlez pas.
— Tous les jours j’en consommais, Monsieur le président. En fait, excusez-moi du terme, mais c’est complètement con. La cocaïne, ce n’est pas grave à côté de ce qui s’est passé, je pense que tout le monde peut être d’accord avec moi. J’avais honte de le dire mais aujourd’hui je vous le dis : j’étais drogué. »

L’échange dure. Ceux qui attendaient des aveux supplémentaires, dans cette affaire comme dans d’autres dossiers de disparitions, en sont pour leurs frais. Le président François-Xavier Manteaux ne lâche pas Nordahl Lelandais, l’interrogatoire est méthodique. « Dans le dossier Maëlys, avez-vous reconnu les faits immédiatement ?
— Non.
— Quelles explications avez-vous données au départ ?
— J’ai dit que ce n’était pas moi.
— Et quand vous avez reconnu être responsable de la mort de l’enfant, quelles ont été vos explications ?
— J’ai expliqué avoir donné des coups et ne pas avoir voulu la mort de cet enfant. Bien sûr que je n’ai jamais voulu sa mort…
— Ce sont les mêmes explications pour Arthur Noyer ?
— Oui, je n’ai jamais voulu lui donner la mort.
— La nuit de la mort de Maëlys, est-ce que vous éteignez vos téléphones ?
— Oui.
— Pour quelles raisons ?
— Pour les mêmes raisons qu’après la mort d’Arthur Noyer.
— Vous l’avez abandonnée sur un chemin ?
— Oui.
— Voyez-vous la similitude du mode opératoire entre les deux ?
— Oui. »

Le président résume :« L’année 2017 débute pour vous par une querelle avec une automobiliste à une station de lavage, ce qui entraîne votre comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité au palais de justice de Chambéry. Elle se poursuit par le décès d’Arthur Noyer. Elle continue par des agressions sexuelles sur des cousines. Et enfin, elle s’achève par la mort de Maëlys fin août 2017. Comment expliquez-vous ce parcours entre février et août 2017, en l’espace de huit mois ?
— Monsieur le président, je ne comprends pas. Je vagabondais, mes amis avançaient et moi je stagnais, je n’avançais pas à leur rythme et je me suis perdu cette année-là. Fin 2016 début 2017, c’est bizarre mais je n’avais presque pas de but. Chaque chose que j’essayais, ça ne marchait pas. À ce moment-là, ma vie se résumait à ça : des échecs. »

Le président évoque la situation d’une de ses petites cousines qu’il est accusé d’avoir agressé sexuellement. « S’il vous plaît, est-ce que je pourrais m’en expliquer à…
— Oui, vous vous en expliquerez devant la juridiction de Grenoble »,
 le coupe le président, qui veut tout de même préciser que les parents de la petite fille ont demandé à la paroisse que le statut de parrain soit retiré à Nordahl Lelandais. « Bien sûr que j’ai tout gâché, même dans ma famille… »

« Ce qui m’interroge, c’est la multiplicité de vos relations sexuelles »

L’assesseur de la cour, Jean-Yves Rouxel, prend la suite de l’interrogatoire. « Pourquoi Arthur Noyer vous reproche-t-il d’être impliqué dans le vol de son téléphone avant la bagarre ?
— Je pense, à ce moment-là, parce qu’il me voit avec son téléphone. »
 Juste avant, Arthur Noyer lui aurait raconté sa soirée : « Il m’a un peu raconté dans la voiture comment s’était passée sa soirée : il m’a dit “j’ai passé une soirée de merde, je me suis fait voler mon téléphone. Je serais bien parti avec une petite poulette”. »
Le magistrat enchaîne : « En août, vous racontez que vous avez revu Arthur Noyer en Maëlys. C’est quoi ces hallucinations ? Vous n’en aviez pas parlé auparavant…
— J’en avais parlé avec mes médecins.
— Mais pourquoi faites-vous le lien entre Arthur et Maëlys ?
— Parce que c’est ce qui s’est passé. Après la mort d’Arthur Noyer, tout a été différent, très compliqué. »

Me Bernard Boulloud se lève. Il est le seul protagoniste du procès avec qui Lelandais se comporte différemment, un brin agacé par ses interventions. « Début septembre 2017, alors que vous sortez de votre première garde à vue dans le dossier Maëlys, vous donnez une interview.
— Non, je n’ai pas donné d’interview. Vous savez comment fonctionne la presse, j’ai été piégé, je me suis exprimé près de la presse. Mais on est dans quel procès, Monsieur le président ?! Parce que… »

Me Bernard Boulloud poursuit : « Qu’est-ce que vous avez dit à ce journaliste ?
— Que je n’y étais pour rien. »

La procureure générale Thérèse Brunisso se lève à son tour. Elle veut s’attarder sur les orientations sexuelles de Nordahl Lelandais en 2017. « Les relations sexuelles avec les femmes, c’est naturel. Les relations homosexuelles, c’était une expérience, quelque chose que j’ai eu l’occasion de découvrir à cette époque. On est entrés dans un jeu, mais je n’ai pas approfondi. À ce moment-là, j’étais perdu.
— Ce qui m’interroge, c’est la multiplicité de vos relations sexuelles.
— Il n’y a pas particulièrement d’explication, parce qu’à ce moment-là, moi je n’avançais pas. Peut-être qu’inconsciemment, j’ai voulu rencontrer une personne, même sexuellement.
— Vous dites qu’Arthur Noyer vous a demandé de le déposer à Saint-Baldoph. Mais il n’y a aucune raison pour qu’il vous fasse cette demande.
— Il m’a demandé de le déposer à Saint-Baldoph. Si j’avais voulu cacher quelque chose, j’aurais été plus loin. »

Nordahl Lelandais raconte que lors de la reconstitution, il a fait cette réflexion : le parking où il dit que l’altercation a eu lieu ne semblait pas le même que la nuit des faits, des travaux avaient été réalisés. « Je ne peux pas inventer ça… » La procureure générale n’y croit pas : « Le parking de Saint-Baldoph lieu d’une bagarre entre vous, cette version apparaît peu crédible, en tout cas c’est ma conviction ». Une version qui n’est ni confirmée, ni infirmée par les éléments du dossier. « Maintenez-vous avoir déposé le corps au col de Marocaz et l’avoir fait ensuite rouler dans la pente, ou bien avez-vous fourni des efforts pour déposer le corps un peu plus en contrebas dans la pente derrière une haie de buis ?
— Je ne vois pas l’intérêt que je pourrais avoir à mentir sur cela. »

Puisque seuls des ossements ont été retrouvés plusieurs mois après la mort d’Arthur Noyer, rien ne permet de contredire la version de Nordahl Lelandais. C’est d’ailleurs lui qui a mené enquêteurs et magistrats vers le lieu où ont été trouvés les dits ossements d’Arthur Noyer.

« Bien, il faut qu’on se contente de ça ? »

Me Alain Jakubowicz se déplace et se positionne face à son client. Le tutoiement, inhabituel, s’est installé, dans le huis-clos de leurs échanges comme cette fois à l’audience.
 « Il y a eu des variations dans tes déclarations, et c’est un euphémisme. Mais à chaque fois, il y a une progression. On avance vers la version finale que tu dis être la vérité, mais qui n’est pas crue.
— J’avais l’envie d’avancer, avec les contraintes déjà évoquées, la presse, les menaces sur ma famille. J’avance avec ce que je peux faire. »

L’avocat poursuit : « En 2017, tu as 34 ans. Tu n’es sans doute pas un homme heureux, mais tu as tous les éléments pour être heureux : une famille aimante, des amis que beaucoup aimeraient avoir, un certain succès avec la gent féminine. Mais aussi c’est vrai, un sacré poil dans la main. Rien qui pouvait permettre de penser que tu en arriverais là, n’en déplaise au tableau monstrueux dépeint dans la presse. Alors qu’est-ce qui se passe ? Je veux bien l’alcool, la drogue, mais réellement quoi ? C’est un peu léger de dire qu’Arthur Noyer est mort seulement parce que tu n’avançais pas dans la vie… Quelle rupture y a-t-il eu ?
— J’ai un peu de mal à l’expliquer. C’est un enchaînement d’événements qui fait que je me perds tout seul. Ça ne va pas, je n’y arrivais pas.
— Bien, il faut qu’on se contente de ça ? »
L’avocat marque comme une distance avec son client, qui acquiesce d’un mouvement d’épaules. « L’homme qui vient de tuer un homme n’est pas le Nordahl Lelandais d’avant. Jusque-là, tu étais un mec bien. Le mec bien n’avait qu’à appeler les secours », rappelle Me Alain Jakubowicz. Le défenseur reprend toute la chronologie, entre les images de vidéosurveillance, les relais téléphoniques et les données récupérées par les enquêteurs sur l’application santé présente sur le téléphone de Lelandais et comptant le nombre de pas faits en temps réel par le trentenaire. « Tout ça apparaît cohérent, mais il faut bien reconnaître que ça n’a pas été ta version initiale. » « Nordahl, si cette version n’est pas la bonne, c’est le moment ! Tu as tué Arthur Noyer, ça c’est une vérité. Mais les choses se sont-elles passées comme tu l’as dit, où tu l’as dit et pour les raisons que tu as dites ? La question de la qualification pénale, c’est mon problème d’avocat. La question de la vérité, c’est ton problème. Je te l’ai déjà expliqué, s’il y a un mobile sexuel dans cette affaire, cela ne changera rien. Alors pour la dernière fois, est-ce que tu as autre chose à dire ?
— Ce que j’ai dit, c’est ce qui s’est passé. Il n’y a rien eu de sexuel, rien du tout. »

Pour les experts qui ont étudié les ossements retrouvés, impossible de dire si Nordahl Lelandais dit vrai ou non, seulement que « la version des coups portés est compatible » avec les constatations faites sur le crâne retrouvé. Mais « n’ayant pas pu observer la peau, les organes internes, on ne peut pas étudier les autres hypothèses », précise le médecin légiste. Treize jours après les faits, Nordahl Lelandais a fait une recherche sur internet depuis son téléphone. Les mots-clés était “décomposition d’un corps humain”.« En réalité, vous n’émettez que des hypothèses, vous n’avez aucune certitude ? demande la procureure générale à un expert anthropologiste de la gendarmerie.
— En effet.
— Rien ne permet d’affirmer que c’est de ces coups portés à la tête qu’Arthur Noyer est mort ?
— Tout à fait.
— Toutes les causes de décès sont possibles si l’on met de côté les déclarations de Nordahl Lelandais, il n’y a absolument rien pour déterminer les causes du décès d’Arthur Noyer ?
— Absolument. Sans le rapport de l’instruction, j’aurais dit “cause de décès indéterminée”. »

Pour ces experts, il y a plusieurs points « peu probables mais pas impossibles » : l’hypothèse selon laquelle Arthur Noyer alcoolisé aurait pu porter des coups dans la zone labiale, ciblée ; ainsi que l’hypothèse selon laquelle Arthur Noyer serait resté debout durant les coups portés par Nordahl Lelandais. Ils considèrent par ailleurs que selon la version donnée par Lelandais, l’hypothèse la plus probable est le décès par lésion du rachis cervical avec atteinte des centres respiratoires. Mais si cela peut effectivement être mortel, c’est peu fréquent, encore moins à la suite d’une rixe (moins de 2 % des cas constatés).

« Il a toujours besoin d’une bouée affective »

Dans cette affaire, comme dans d’autres d’ailleurs, le moment des faits garde sa part de mystères, de blancs, d’interrogations. La version de Lelandais est compatible, rien ne permet de la contredire absolument, mais il est acté chez beaucoup qu’il ne peut que mentir, vu son passif en la matière, sans pour autant être en mesure d’en apporter la preuve, tel un cercle sans fin. L’autre mystère est ce qui se passe dans sa tête. À l’avant-dernier jour du procès, experts psychologues et psychiatres ont défilé à la barre.

Hélène Dubost et Magali Ravit, psychologues cliniciennes, ont rédigé un rapport commun, après avoir rencontré Nordahl Lelandais à des moments différents. Hélène Dubost l’a rencontré trois fois, à chaque fois lors de son hospitalisation au centre hospitalier psychiatrique du Vinatier. « Il était extrêmement distant et froid, toujours dans la maîtrise, le contrôle, il ne s’exprimait pas de manière spontanée, il ne se livrait pas facilement. Il donnait des pièces du puzzle mais pas toutes. » En revanche, au moment d’aborder la bagarre avec Arthur Noyer, « j’ai vu tout d’un coup couler de grosses larmes, qui se sont taries tout aussi vite ». Il a selon elle, besoin de « cacher une vulnérabilité, une fragilité, pour éviter un effondrement psychique ». Il a aussi « besoin de voir l’effet qu’il fait sur l’autre, pouvoir en jouer, en déjouer et même en jouir »« En surface, on pouvait penser qu’il était relativement “comme tout le monde”. Mais il a une personnalité beaucoup moins organisée. » Magali Ravit l’a, elle, rencontré six fois. Pour elle, Nordahl Lelandais est « extrêmement vulnérable, très sensible à la perte et à la séparation. Il a toujours besoin d’une bouée affective : il n’a pas un chien mais deux, il n’a pas une relation sentimentale mais plusieurs. Parce que pour ce type de personne, le risque c’est l’abandon. Il a des carences affectives précoces et des vécus d’abandon. La blessure, il la vit sur un mode narcissique jusqu’à devenir impulsif. Il y a quelque chose dans les émotions qui est compliqué pour lui. Il est dans une surenchère des excitations pour être dans une dynamique de puissance et surtout pour ne pas se placer dans un mode affectif. » Interrogée par Me Boulloud, elle se demande aussi, à propos des faits d’agressions sexuelles sur ses cousines : « Est-ce que c’est agresser pour agresser, ou bien seulement prendre ce qui est là, pour aller vers la surpuissance ? C’est un sauvetage narcissique en permanence. »

Les deux expertes parlent des chiens de Lelandais et de l’importance qu’ils ont dans sa vie. « Il avait adopté Câline, qui avait été battue par le passé. Il n’a pas voulu s’en débarrasser quand une compagne le lui a demandé », raconte à la barre Magali Ravit. Avec ses chiens, « il y a l’idée de ne jamais être déçu, d’être aimé pour toujours et à jamais. C’est vraiment à la vie à la mort. Il y a avec eux un attachement affectif infantile sécure. Il y a quelque chose chez l’animal qui résonne très fort avec la vulnérabilité. C’est un lien sécurisant, et en plus Nordahl Lelandais est le maître. »

« Ce qui m’est apparu, c’est que ça ne discutait pas dans cette famille », constate Hélène Dubost. Alors l’armée, « dont on dit qu’elle est une famille de substitution », s’impose pour Nordahl Lelandais. Mais, au final, elle sera « une très grande blessure narcissique ». Magali Ravit confirme : l’armée, ce devait être pour lui « sécurisant, très organisé, très efficace, très sécure sur le plan affectif avec les chiens », mais elle a été une « très grande déception ». Les deux expertes confirment que le 14 février 2018, jour où Nordahl Lelandais admet sa responsabilité dans la mort de Maëlys De Araujo, est un réel tournant dans l’instruction. Le 16 février, « je rencontre une personne écroulée, effondrée, raconte Magali Ravit. Jusque-là, je l’avais rencontré deux fois et il était quelqu’un de très médiatisé, mais il avait plus l’impression d’assister à sa vie. Le 14, il y a un monde qui s’effondre. Il est différent, il ne parle pas, il n’a pas dormi, il répond par des mouvements de tête. Il y a quelque chose de l’ordre du chaos, il mesurait ce qui était en train de se passer. Il était abattu, il pleurait, et il était très touché par les parents de Maëlys. C’est intéressant parce qu’il s’est montré sous cet aspect de vulnérabilité qu’il essaie de combattre. » Elle ajoute : « On n’apprend pas à se laisser désorganiser dans l’armée. Là, il est confronté à un chaos qu’il est en train de mesurer, alors il ne peut pas être dans la dissimulation ».Dans le box, Nordahl Lelandais fait craquer ses doigts. Il reste droit, très attentif à ce qui se dit de lui. « On peut tout à fait penser qu’il a eu des retours hallucinatoires, des flashs, des retours d’expérience très forts » après la mort d’Arthur Noyer et avant celle de Maëlys De Araujo, estime Magali Ravit. « Je suis beaucoup plus dubitative à ce propos, relativise fortement Hélène Dubost.
— Quand je dis cela, je ne fais pas de diagnostic de psychotique », précise Magali Ravit.

« Dernière question qui aurait peut-être dû être la première, lance le président aux deux expertes. Comment on fait pour travailler quand le dossier est très médiatisé ? Est-ce qu’on arrive à s’abstraire de tout ce qui se dit dans les médias ?
— Je ne sais pas,
 lâche d’un coup Hélène Dubost. J’ai fait le choix de ne pas voir Nordahl Lelandais tout de suite. On fait avec, mais ce n’est pas habituel. Et cela donne des scènes un peu étonnantes : la radio qui annonce qu’il a quitté l’UHSA (Unité hospitalière spécialement aménagée, ndlr) alors que je viens de le voir, par exemple.
— Il y a quelque chose qui grimpe dans la surenchère,
 regrette Magali Ravit. Si on choisit d’être expert, c’est pour donner du sens à des actes qui socialement créent le chaos. Donc la médiatisation d’un dossier peut être une contrainte supplémentaire pour trouver ce sens. »

« C’est ce qu’on disait tout à l’heure, on a tous des failles narcissiques… même le président ! »

« Vous dites qu’il vit ses blessures non pas sur un mode affectif mais sur un mode narcissique, résume Me Boulloud à l’adresse des deux expertes.
— Ce n’est pas un fonctionnement unique, c’est un fonctionnement nébuleux. Quand il est dépassé par une réalité affective qu’il ne peut maîtriser, il entre dans une relation de dépendance, qui est très blessante pour lui et il se trouve alors dans une situation de vulnérabilité. »

Du côté de la défense, on attendait ce jour avec impatience, contrariés par des vérités trop vite assénées selon Me Jakubowicz. « On entend enfin des professionnels parler de la personnalité de l’accusé après l’avoir rencontré, ça change. Mais en vous entendant, j’ai quand même l’impression que vous n’êtes pas complètement en phase. On a vraiment le sentiment Mme Dubost que vous n’aimez pas Nordahl Lelandais.
– Un expert n’est pas là pour aimer ou ne pas aimer la personne expertisée. Une expertise est quelque chose de compliqué, surtout dans ce contexte. Je ne partage pas votre avis. J’ai vu votre client mi-février, mi-avril et mi-mai 2018 à l’UHSA du Vinatier.
— Au cours de cette même période, des juges d’instruction ont pu estimer qu’ils n’étaient pas en mesure d’entendre Nordahl Lelandais.
— Il était un peu ralenti par son traitement, mais pas du tout ensuqué. »

Magali Ravit vient à la rescousse de sa consoeur. « On n’était pas dans le même tempo par rapport aux révélations des faits. Quand je le vois le 16 février, c’est un autre homme. Il y a quelque chose dans la rencontre qui se fait à ce moment-là.
— Le 16 février, vous le voyez au centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier, avant son transfert à l’UHSA. À ce moment-là, vous voyez des larmes chez lui. Est-ce que vous voyez quelqu’un qui feint, qui manipule, ou quelqu’un dont la carcasse est tombée ?
— Quand je suis arrivée à Saint-Quentin, je ne savais pas ce qu’il en était, je ne regardais pas trop les médias. Les surveillants m’ont prévenue que ce serait difficile. Moi j’ai vu quelqu’un avec les yeux ailleurs, pétri d’angoisses, qui réalisait peut-être ce qui se passait. En partant, il pleurait, il était très mal. Il pensait beaucoup à la famille de Maëlys et à celle d’Arthur Noyer.
— Est-ce que c’était feint ou sincère ?
— Je pense que c’était sincère.
— Vous dites qu’il a été confronté à un chaos. Pouvez-vous illustrer ce chaos ?
— C’est quelque chose qui dépasse l’entendement, qui désorganise. C’est
 “Je vais sauver ma peau. Il y a quelque chose de catastrophique, donc je vais me reprendre, m’organiser”.
— Quelque chose de catastrophique, ce n’est peut-être pas quelque chose d’anticipable ? »
Un ange passe dans la salle. Me Jakubowicz sourit et met fin au silence de Magali Ravit. « J’ai bien compris que le terrain était extrêmement glissant. Je pourrais aller plus loin, mais je n’irai pas plus loin, par respect pour votre fonction. » Il poursuit : « Nordahl Lelandais est sur le chemin de la vérité, c’est une expression qu’on m’a reproché. Mais reconnaître, n’est-ce pas s’effondrer ?
— Il annonce des faits au fur et à mesure que des éléments sont amenés. Il peut donner des éléments à la hauteur de ce que lui peut apporter. »
« Est-ce qu’il a une personnalité violente ?,
 demande ensuite l’avocat à Hélène Dubost.
— Ce n’est pas rien de répondre à cette question… Les faits sont violents. Vous voyez, je suis méchante… taquine l’experte en écho à la réflexion de l’avocat au début de son interrogatoire.
— Oubliez ce que j’ai dit tout à l’heure, ce n’était pas une attaque ad hominem », tente d’apaiser Me Jakubowicz.
« C’est ce qu’on disait tout à l’heure, on a tous des failles narcissiques… même le président ! », plaisante ce même président. Éclats de rires dans la salle.
L’experte Hélène Dubost reprend :« Qu’il ait pu être violent, les faits sont là. Qu’il puisse l’être, je ne sais pas. Nous avons tous à voir avec la violence et le narcissisme. Il n’apparaît pas comme un bagarreur. Mais il peut être violent, la preuve. »

« Même si on ne le voulait pas, nous avons été agressés par cette actualité, reprend Me Alain Jakubowicz sur le terrain de l’influence médiatique. Vous, Nordahl Lelandais, vous l’avez vu. Est-ce que vous avez vu un monstre ou un homme ? Est-ce que ce que vous avez entendu correspond à ce que vous avez vu face à lui ?
— Nordahl Lelandais, c’est tout de même un être humain,
 réagit Hélène Dubost. Je veux bien qu’on parle de quelqu’un qu’on n’a pas vu, mais bon… Je n’aime pas du tout travailler sur des affaires médiatiques, parce que c’est agaçant. Je n’avais pas les oreilles et les yeux fermés, il m’arrivait de tomber sur un article à ce propos et j’ai lu tout et son contraire dans les médias. Mais — l’expression ne va pas plaire aux journalistes — les chiens aboient et la caravane passe. Ça ne m’empêche donc pas de faire mon travail.
— La médiatisation des choses met très mal à l’aise,
 abonde Magali Ravit. J’ai essayé de faire sans jugement de valeur, retisser de la rencontre là où il y a de la sensation. »

« Si manipulation il y a, c’est pour ne pas s’effondrer »

« Je tiens à le préciser : nous n’avons pas pensé que M. Lelandais dissimulait à des fins utilitaires. » L’expert psychiatre François Danet se sait attendu, notamment du côté de la défense. Nordahl Lelandais est « une personnalité clivée ». Il a, dans l’enfance et l’adolescence, « développé un certain nombre de stratégies pour tenter d’aller bien, mais elles se sont révélées inefficaces. Il y a alors eu chez lui une recherche de sensations fortes de plus en plus importante. » L’expert a une voix assurée, un débit important. Il a rencontré Lelandais une fois, et a cosigné son rapport avec deux autres experts. Au total, les trois psychiatres ont vu Nordahl Lelandais quatre fois. « Il a des propos lisses quand on commence à aborder les relations affectives. Dans son cas singulier, le risque, c’est qu’il s’effondre s’il s’ouvre. Mais s’il se ferme, il n’y a pas de cheminement possible. » Alors, lui demande le président, est-il possible d’envisager que Nordahl Lelandais puisse se soigner ? « Les possibilités sont limitées par la force de son clivage et parce que ça ne le soulage pas de parler de ses affects. Une psychothérapie, c’est ce qui marcherait chez d’autres. Mais chez lui, ce serait dangereux. »

« Est-ce qu’on peut dire que c’est quelqu’un de raisonné, calculateur dans l’idée de se faire passer pour fou ? l’interroge Me Bernard Boulloud.

— La manipulation existe chez M. Lelandais, dans sa manière de tenter de contrôler tous les entretiens. Mais je m’autorise à rappeler le risque d’effondrement. Si manipulation il y a, c’est pour ne pas s’effondrer. Le cas échéant, il y a un risque suicidaire. »
Me Bernard Boulloud n’est pas convaincu. « Il n’a pas donné d’éléments lors de l’enquête et pour autant il ne s’est pas suicidé.
— Parce que dès lors qu’il ne s’est pas livré, il accepte d’entendre que des faits se sont produits, parce que ce sont des éléments rationnels. Mais il n’est pas prêt à en parler avec des éléments émotionnels. Le dévoilement émotionnel est trop dangereux pour M. Lelandais. C’est là le danger du clivage, très important chez lui. »

Selon l’expert, « il eut été tout à fait intéressant qu’il bénéficie d’un suivi par le passé, au-delà de deux consultations psychiatriques. Nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui ». Interrogé à la fin de son intervention, Nordahl Lelandais lance, comme désabusé : « Si j’avais su qu’en redoublant la quatrième j’aurais dû aller voir un psychiatre, je l’aurais fait. »

Le médecin psychiatre Patrick Blachère s’avance ensuite à la barre. Il a été co-saisi avec un autre expert, et a vu Nordahl Lelandais trois heures tout au plus, au cours de deux rendez-vous. Il est le plus virulent dans ses travaux, note un risque important de récidive ou de réitération chez Nordahl Lelandais, alors que sa responsabilité n’est selon lui ni abolie ni altérée. Sa dangerosité est évaluée à 6 sur une échelle de 7. Pour lui, il s’agit d’une « personnalité extrêmement fragile », avec des troubles mixtes de la personnalité : narcissique, borderline et dissocial. Alors il liste : « un anorexique du travail »« une intolérance à la frustration »« une incapacité à avoir des relations stables et un travail stable »« une instabilité affective, professionnelle et militaire »« une tendance à la mythomanie »« une vie remplie de pas grand chose »« une vie d’errance »« pas l’impression qu’il soit animé par quelque chose »« une personnalité abandonnique marquée par des carences affectives »« une perversion sexuelle »« des relations dénuées d’affect avec les autres »« il aime donner de lui une bonne image »« aucune marque de culpabilité ou de honte »« Nordahl Lelandais ne tient pas non plus compte des punitions », estime l’expert. « Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ? », l’interroge agacé Me Alain Jakubowicz, pour qui il y a dans tout cela « tellement de points subjectifs » et qui veut donc « relativiser » les propos de l’expert, avant de le remercier pour la « bonne publicité » faite à sa profession. « Vous l’avez vu trois heures et vous avez des propos péremptoires à son égard, vous savez tout, s’offusque l’avocat. Mais vous connaissez beaucoup de grands criminels qui n’ont qu’une seule condamnation à leur casier judiciaire ? » L’expert ne répond pas vraiment.

« C’était impressionnant de voir Nordahl Lelandais en face de moi »

Lors de ce procès, la pénitentiaire a aussi fait son entrée dans le prétoire, hors du box. Nordahl Lelandais et la prison, c’est déjà tout une histoire. Il y a eu ces lames de rasoir retrouvées dans sa cellule à la maison d’arrêt de Charleville-Mézières, alors qu’il venait d’arriver pour être entendu le lendemain matin par une juge d’instruction dans une affaire d’agression sexuelle sur une cousine, qu’il conteste. Il y a eu son placement à l’isolement dès le 14 septembre 2017 à Saint-Quentin-Fallavier, un quartier qu’il n’a jamais quitté depuis, afin d’être protégé des menaces d’autres détenus. Et puis, il y a aussi eu son voisin de cellule, Farid, arrivé au quartier d’isolement fin juillet 2018. Son témoignage, dès septembre 2018, a souvent été présenté comme faisant basculer l’affaire, permettant d’aller dans le sens de la thèse de l’assassinat d’Arthur Noyer, finalement abandonnée par les juges d’instruction.
Farid est arrivé sous sa doudoune jaune et son sweet bleu. Il a quand même fallu aller le chercher, avec un mandat d’amener, parce qu’il a « des problèmes avec la justice » et donc pas très envie de se retrouver devant des juges. Mais ça va, il a le sourire, Farid, il est libre, reconnaît aussi qu’il est un indic’. Des détenus l’ont d’ailleurs repéré comme une « balance »« Les gens comme Lelandais, on les mélange pas, explique-t-il. Tout ce qui est viol et tout (Nordahl Lelandais n’est pas poursuivi pour viol, ndlr)… Moi je suis à l’isolement parce que je me suis battu en cuisine.
— Il n’y a pas d’autres raisons ? lui demande quand même le président.
— Y’en a d’autres, mais c’est personnel. »

Farid raconte que lui et Nordahl échangeaient à travers les fenêtres. Ils parlaient de tout, des filles, des motos, des films. Et puis un jour, ils ont demandé à sortir en promenade ensemble « et il s’est lâché » en racontant, dit Farid, ce qu’il avait fait à Arthur Noyer et à Maëlys De Araujo. C’est là qu’est apparue la version d’un coup donné par Lelandais à Noyer avec une pierre, ce qui n’était jamais ressorti auparavant lors de l’instruction. Ce n’est pas tout : « une fois en promenade, près d’un autre détenu, il s’est vanté de ce qu’il avait fait et il disait que la liste était encore longue. Nordahl disait que les autres ne savaient pas de quoi il était capable. Ça, il le disait tous les jours. » D’un coup, Farid a le sourire jusqu’aux oreilles. Il est content. « C’était impressionnant de voir Nordahl Lelandais en face de moi.
— Vous avez presque les yeux qui brillent, lui fait remarquer le président.
— Non mais je l’admire pas. »

« Vous avez eu des versions différentes devant le juge, lui rappelle encore le président.
— Il m’a vraiment dit qu’il a demandé une fellation à Arthur Noyer.
— Mais vous ne lui parlez pas de ça au juge d’instruction, vous lui parlez d’une dispute. Vous comprenez qu’on se pose des questions sur la crédibilité de ce que vous dites ? »

Il ne répond pas trop, Farid.
« Nordahl Lelandais vous a dit à vous ce qu’il n’a jamais dit à d’autres. Vous êtes manifestement plus forts que l’ensemble des enquêteurs, experts, magistrats et avocats à qui il n’a jamais parlé.
— Je lui ai donné de la cocaïne ce jour-là, il l’a consommée dans la cour.
— D’accord, alors c’est peut-être ce qu’on aurait dû faire »
, ironise le président, alors que Farid n’a jamais parlé de cela lorsqu’il a été entendu. « Pourquoi faire ce témoignage, Monsieur ?
— Pour aider la justice. J’ai rien obtenu du tout, aucune remise de peine. »

Du côté de la partie civile, Me Boulloud affirme qu’il ne retiendra « rien » de cette audition. Pour la procureure générale, « ce n’est pas un témoignage sur lequel l’accusation se fondera ». On a donc vu mieux comme témoignage pouvant faire basculer l’enquête vers le toujours pire.

« Je pourrais me dispenser de poser des questions, commence Me Alain Jakubowicz. Mais cela a été tellement long et pénible pendant l’instruction… Il est important qu’on puisse éclairer ce qui s’est passé, et le monde terrible de la prison dans la prison, je parle du quartier d’isolement. » L’avocat reprend alors. Du 16 février au 10 juillet 2018, Nordahl Lelandais est hospitalisé à l’UHSA du Vinatier. Le 8 juillet, à 23 h 25, Farid, déjà détenu, est envoyé à l’hôpital « parce que, nous dit le dossier, vous avez des crises d’angoisse ». Le 9 juillet, à 5 h 13, il est transféré à la prison de Corbas, avant de revenir à Saint-Quentin-Fallavier le 11 juillet, soit le lendemain du retour de Nordahl Lelandais dans sa cellule du quartier d’isolement. « On vous place alors à côté de Nordahl Lelandais.
— Oui mais ça, j’étais pas au courant.
— Il vous a été posé la question, lors d’une audition, de savoir si on vous avait demandé de faire parler Nordahl Lelandais. Votre réponse aujourd’hui ?
— Non. »

Farid admet qu’il a raconté des bêtises en expliquant qu’il avait été placé là pour protéger Nordahl. « Oui, vous avez dit n’importe quoi, voilà un point sur lequel nous sommes d’accord », lui lance encore l’avocat.

Le 14 décembre 2018, Farid est entendu à la fois à Grenoble et à Chambéry. « Le problème, c’est que vous ne dites pas la même chose à tous les juges d’instruction… », poursuit Me Jakubowicz.
Le 29 avril 2019, une confrontation a lieu dans le cabinet de la juge d’instruction de Chambéry. Farid est présent, le lendemain il est libéré. Une autre confrontation est organisée plus tard à Grenoble, mais Farid ne vient pas : « parce que j’avais des problèmes avec la justice ».À l’audience, Nordahl Lelandais reconnaît sans difficulté avoir échangé avec Farid lors de leur détention voisine. Mais seulement pour « des banalités »« Vous vous doutez bien qu’on ne parle pas de choses graves dans ces circonstances… »

« Vous allez devoir vous dépolluer d’un certain nombre de choses »

Mardi 11 mai au soir, à l’approche de minuit, Nordahl Lelandais a été condamné pour meurtre, à vingt ans de réclusion criminelle, assortis d’une peine de sûreté des deux tiers. Trente ans de réclusion avaient été réclamés par la procureure générale Thérèse Brunisso, également avec une période de sûreté des deux tiers.La cour et les jurés ont écarté le mobile sexuel de leur motivation, tout comme la thèse de la bagarre. Ils ont notamment considéré que le fait pour Nordahl Lelandais d’avoir éteint ses téléphones après la mort d’Arthur Noyer, et d’avoir dissimulé son corps démontraient, a posteriori, une intention de tuer à l’instant T.

Plus tôt dans la journée, lors de son réquisitoire, la procureure générale avait dit quelque chose d’important à l’adresse des jurés mais aussi de tous les présents dans la salle et au-delà, quelque chose qui venait dire « stop » à toutes les suppositions et exagérations infondées. « Vous allez devoir vous dépolluer d’un certain nombre de choses. Cela signifie oublier tout ce que vous avez lu, vu, entendu sur Nordahl Lelandais depuis plus de trois ans. Dans le respect des principes fondamentaux du droit : la présomption d’innocence et le respect du contradictoire. » Thérèse Brunisso pense notamment à la cellule Ariane. « J’en dis quelques mots parce qu’elle a beaucoup agité. » Dans le dossier Noyer, Nordahl Lelandais, rappelle-t-elle, a été mis en examen en décembre 2017. « Dès cet instant, un certain nombre de personnes pensent, croient que s’il a tué deux fois, il a forcément tué plus. » Des dossiers de disparitions ressortent, minimisant les morts accidentelles bien « qu’en région montagneuse, c’est assez fréquent ». En janvier 2018, est créée « une cellule autonome de la gendarmerie, sans contrôle de la justice. L’objectif était de tenter de retracer le parcours de vie de Nordahl Lelandais ». Le 15 février 2019, le sous directeur de la police judiciaire de la gendarmerie nationale d’alors envoie aux procureurs de Chambéry et Grenoble une liste de disparus, « qu’il accompagne d’un message : aucun recoupement n’a pu être fait mais des investigations complémentaires restent à faire ». Cela concerne « 41 dossiers, semble-t-il », des dossiers parfois déjà rouverts par la justice. La procureure générale affirme alors sans trembler : « Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que trois ans plus tard, en l’état actuel des investigations, certains dossiers ont été refermés, et à ce jour, Nordahl Lelandais n’est lié de près ou de loin à aucune autre disparition. »

Dans le box, quelques minutes après le prononcé du verdict, Nordahl Lelandais s’est assis à la même place qu’il avait occupé pendant sept jours d’audience, l’air sonné, le regard perdu comme seul face à lui-même, alors que tous les autres regards étaient tournés vers lui.

Voilà. Rien de plus, rien de moins.

Le procès s’est passé sans heurt notable. « On a gagné », se réjouissait une magistrate du ministère public une semaine plus tard. « On »? La justice. Notamment contre un certain nombre de médias. Mais dans les jours qui ont suivi cette décision, le palais de justice de Chambéry a reçu plusieurs lettres anonymes (dont une carte postale) pour contester ce verdict. Cela n’était encore jamais arrivé ici. La famille d’Arthur Noyer a, elle, accepté la décision. Elle a dénoncé lors de l’audience les attaques dont ont été victimes les proches de l’accusé depuis les faits. Et au troisième jour du procès, Didier Noyer a pris dans ses bras Christine, la mère de Nordahl Lelandais, puis sa soeur Alexandra. Tel un message d’apaisement.